Le sens commun, comme chacun le sait, n'apprécie guère trop la politique ainsi qu'en atteste le mépris qu'affectionnent ses représentations à son égard : décriée et chargée de tous les maux, celle-ci s'en trouve mêlée dans l'exécration avec le mensonge, l'accaparement, la corruption. Son jugement, s'il n'est pas injustifié, finit toutefois par faire perdre à la politique sa valeur fondatrice, sa qualité intrinsèque de condition de l'humanité de l'homme. Hannah Arendt ne s'est pas trompée : traiter du politique, c'est d'abord traiter des préjugés qui l'entourent. Le rejet ontologique du politique relève de ces préjugés ; reposant sur l'utopie d'une société sans conflit, il fait fond vers ce qu'il a de plus avilissant pour la condition humaine : l'ordre totalitaire. Comment faire alors pour éviter la violence du conflit sans tomber dans celle de tyrannie ? C'est de cette matrice qu'éclot l'idée du politique et que s'élabore le génie de la politique : étant donné que le conflit a partie liée avec l'ontologie sociale, le politique aura pour tâche non pas de l'éliminer mais de le civiliser. Cette idée, absolument prodigieuse, est née comme l'on sait dans la Grèce de Clisthène l'Athénien au VIe siècle avant notre ère. Au plus loin des clichés du sens commun, le politique se définit ici comme une activité spécifique qui se décline sous la forme d'une lutte entre arguments opposés à l'intérieur de la cité (polis). En tant que « discussion inlassable et toujours recommencée », elle nécessite moins des sujets passifs que des citoyens rivaux s'affrontant par la parole. Jean-Pierre Vernant a subsumé ces catégories dans une définition élégante : le politique est « la vie publique des citoyens entre soi ». Ce petit détour n'est pas sans lien avec le mal algérien : le politique n'est pas le domaine privé d'une poignée d'hommes détenant le pouvoir de décision absolue, mais plutôt un domaine public qui suppose la discussion – sanctionnée par le vote – des règles contraignantes devant régir les affaires de la communauté. Pour le dire en d'autres mots : le politique n'est pas l'affaire privée d'un gouvernement de l'antichambre, mais l'affaire publique d'un gouvernement des Chambres. Dans L'invention de la politique, Moses Finley – de la Grèce antique, par ailleurs victime de la persécution du sénateur McCarthy – définit la politique comme une « activité à plein temps », « compétitive » et « séditieuse » qui recouvre l'ensemble des « mécanismes de la prise de la décision ». Ce qui se produit par l'émergence d'un « domaine privilégié où l'homme s'appréhende comme capable de régler lui-même, par une activité réfléchie, les problèmes qui le concernent au terme de débats et de discussions avec ses pairs ». Contrairement à une idée reçue, c'est là la condition de possibilité (et non le résultat souhaité) de la cité, de la communauté politique. Celle-ci n'est donc pas un luxe mais, pour reprendre Aristote, « le plus éminent » de tous les biens, la communauté qui « englobe toutes les autres », la fin (telos) de toutes les communautés. En définitive, la différence cruciale entre le gouvernement d'antichambre et le gouvernement des Chambres réside bien dans « l'exercice en commun de la souveraineté » : là où le mode de gouvernance installé par le premier prévient l'éclosion de la citoyenneté et génère l'apathie et l'irresponsabilité, la participation des citoyens favorise dans le second la conscience civique et le sens des responsabilités. Est-ce un hasard si les nations les plus prospères sont celles-là mêmes où les individus, exerçant pleinement leurs droits politiques, participent le plus à la vie publique ?