«La démocratie est le moins mauvais des systèmes politiques à l'exception de tous les autres.» Sir Winston Churchill De tous les pouvoirs pour diriger la cité, le pouvoir suprême est celui qui pose le plus problème, tant il induit des interrogations. J'avais dans un précédent article parlé du problème lancinant de l'alternance au pouvoir, notamment dans les pays arabes, où l'histoire nous a toujours montré des dirigeants qui, une fois installés à demeure, y demeurent ad vitam aeternam, en tout cas, le temps de leur vie. Il est connu qu'ils ne quittent le pouvoir que de deux façons; soit du fait de la sélection naturelle si bien mise ne évidence par Darwin. Dans ce cas, ils meurent dans leur lit, non sans avoir plombé l'avenir du pays en intronisant un suivant de la même lignée, soit idéologique - souvenons-nous de la saga communiste - soit de la lignée biologique - c'est cette dernière «méthode» qu'affectionnent les potentats arabes et africains, à la tête de républiques dynastiques ou de monarchies de droit divin.(1) L'illusion du pouvoir charismatique Le pouvoir de domination peut user des moyens diversement combinés suivants: la terreur réelle ou religieuse, la séduction charismatique et la corruption. Le pouvoir de direction peut et doit utiliser: la compétence politique, la force au service du droit, le suffrage universel, l'engagement contractuel et l'art de convaincre par des arguments «rationnels». Comment arrive-t-on au pouvoir? L'une des méthodes la plus ancienne est celle qui fait apparaître le candidat comme étant l'homme providentiel. Il est connu que le «moteur» de cette voie d'arrivée à la magistrature suprême est basé sur le charisme réel ou supposé du candidat. Le charisme est l'aptitude de certains individus à entraîner les autres en dehors de tout motif rationnel, par le seul art de la persuasion en jouant sur les sentiments, les passions et leur rayonnement personnel. Ils incarnent et symbolisent des valeurs éthiques au point, chez certains, d'apparaître porteurs d'un message ou d'un projet religieux transcendant. De fait, le pouvoir charismatique exerce un chantage insidieux: «Si tu n'obéis pas je t'abandonne à ta nullité et à ton insignifiance.» Le pouvoir charismatique confère le sentiment d'identité collective qui rassure chacun sur sa valeur en le délivrant de l'angoisse de s'assumer lui-même. C'est pourquoi le pouvoir charismatique est fragile: il dépend d'un contexte relationnel, mouvant et imprévisible. Pour qui observe lucidement la réalité politique, la vie politique obéit à la loi du plus fort; mais pas n'importe comment: cette loi ne peut s'imposer, ainsi que le montre Pascal, qu'en transformant la force en loi. En cela la politique semble être l'art de persuader les dirigés de se soumettre volontairement à la force des dirigeants, s'ils veulent être protégés et non pas broyés par elle. La politique concerne la question de l'organisation de la cité ainsi que celle du pouvoir qui en garantit le fonctionnement, sinon harmonieux, du moins pacifique. Tout projet politique, dans une société complexe, vise, comme on le sait, la mise en place d'un pouvoir central fort, capable de diriger et d'ordonner la vie sociale selon des intérêts et des objectifs généraux. La domination peut durer -par différents artifices très souvent répréhensibles- d'une manière stable, c'est-à-dire sans susciter trop de contestation.(2) En bref, le pouvoir de coercition des dirigeants doit le moins possible apparaître comme un pouvoir de domination (au service des intérêts particuliers) et le plus possible comme un pouvoir de direction (au service de l'intérêt général des dirigés). Cette apparence peut être illusoire en ce sens qu'elle tend à confondre le pouvoir réel (toujours particulier) avec le pouvoir idéal (à visée universelle); le bien commun, s'il est possible, avec la visée toujours particulière qu'en ont les dirigeants. L'illusion idéologique est toujours le résultat d'une confusion, ou d'une indissociation, entre la réalité, observable ou non, et l'idéal, entre le Vrai et le Bien. La foi religieuse en est le modèle par excellence. Le Bien, c'est ce que Dieu exige réellement du croyant, en tant que sa volonté transcendante et toute-puissante agit en lui et l'invite à se soumettre à sa Loi. Qu'il soit possible au croyant de désobéir ne l'engage que davantage. La liberté, comme désir d'agir selon sa complexion sensible et raisonnable, est retournée en soumission désirée à Dieu. L'illusion religieuse est le piège que la liberté de désirer de penser et d'agir se tend à elle-même, face à la mort, sous l'effet de la détermination d'un pouvoir symbolique institué politiquement et spirituellement dans le tissu social, pour gagner une imaginaire sécurité qui confère l'espérance du Salut total et définitif après la mort. Le pouvoir politique, pour être reconnu comme légitime, par ceux qu'il prétend commander, doit donc apparaître comme l'incarnation de la justice supérieure. Une grande partie de la vie politique vise à mettre en scène cette mutation de l'homme quelconque, si peu différent des autres, pour en faire un chef admiré entouré de flagorneurs qui, par le culte qu'ils organisent, tentent de profiter au maximum du pouvoir mythique que lui confère leur flatterie. Le mot d'ordre anarchiste est juste: ni Dieu ni maître! Il ne peut, en effet, y avoir de maître véritable que divin, c'est-à-dire surhumain. Il ne peut y avoir de commandement et de valeur, supérieurs aux désirs particuliers de chacun et à l'irrémédiable finitude humaine, que de Dieu. Les dirigeants politiques, en exploitant le désir de sécurité, voire de liberté, prétendent servir l'idée du Bien commun, c'est-à-dire la Justice. Les dirigeants prétendent donc instituer l'intérêt général, il est possible qu'ils ne cherchent qu'à asseoir leur propre désir de domination. Qu'en est-il donc de cette idée du Bien commun? Qu'est au juste le Bien commun? On peut le définir comme objet ou valeur qui pourraient être désirés, en vue d'un bonheur commun, par tous ou qui appartiendraient à tous sans contradictions ni rivalité. Le bonheur peut être partagé, ou mieux, objet de transaction, mais il est toujours personnel. Le bien commun n'est qu'une fiction régulatrice, il se transforme en illusion dangereuse pour la liberté individuelle dès lors que l'on croit en sa réalité ou en sa possible réalisation. L'illusion communautaire est liberticide, tribale -A‘rouchia- dirions-nous pour utiliser un terme du terroir et violemment hostile aux étrangers: ceux qui s'y refusent sont les méchants à abattre et/ou doivent être intégrés de gré ou de force. Si le bien n'est tel que parce qu'il est désirable, aucun bien commun n'est possible. Les désirs sont tributaires des différences de positions sociales, des différentes expériences et histoires personnelles et surtout par le fait que le désir se développe toujours sur fond de rareté. Si chacun désire se reconnaître, cette reconnaissance passe soit par l'identité valorisante collective aux dépens des étrangers, des ennemis, soit par la distinction vaniteuse personnelle, sur fond de valeurs collectives et qui sont pour Hobbes les deux passions naturelles de l'homme. Ainsi, les biens sont toujours l'enjeu d'un rapport des forces dans un jeu gagnants/perdants. L'idée de bien commun n'a donc aucun sens; ce qui a un sens, par contre, c'est l'idée de bien mutuel négociable, mais toujours dans le cadre d'un rapport de force entre les désirs individuels et collectifs. L'éthique c'est: soit un système de valeurs et d'impératifs moraux universels réglant les relations entre les hommes de telle sorte que nulle violence, physique ou morale (mépris, irrespect, domination), ne soit possible. Selon Kant, l'éthique exige un effort sur soi-même pour agir à l'encontre de ses passions et inclinations, dans le respect absolu de la loi morale qui doit seule déterminer nos actions. C'est soit un ensemble de règles pour vivre heureux, en harmonie avec soi et les autres. L'éthique vise la réduction, sinon la cessation de toute violence, qu'elle soit physique ou morale, afin que chacun puisse faire valoir son droit au bonheur sans nuire aux autres. Elle rencontre la politique en cela qu'elle fonde la légitimité quant à l'usage, par le pouvoir, de la violence légale pour faire cesser la violence illégale. Or, rien ne garantit que cette violence légale soit légitime: le pouvoir de ceux qui exercent le pouvoir de l'Etat et/ou y prétendent peut être, en fait, au service de leur domination exclusive violente, dès lors qu'ils ont les moyens, sous le couvert de la loi, de satisfaire leurs intérêts privés et ceux de leurs amis. Si la politique, qui est toujours l'expression d'une volonté de pouvoir, prétend servir l'éthique, n'est-ce pas nécessairement, in fine, en se servant d'elle? Au premier sens, la vie politique ne peut pas être morale. La légitimité toujours problématique du pouvoir politique et des décisions qu'il prend constituent l'essence de la vie publique. L'homme politique une fois parvenu au pouvoir met en oeuvre l'usage de la violence ou de la menace, pour contraindre ou neutraliser l'adversaire, sinon l'ennemi. Il use de persuasion, voire de démagogie, car il est obligé de flatter les passions à défaut de pouvoir convaincre par le seul usage d'arguments rationnels, dans un domaine où la vérité unique n'existe pas. La menace est la condition nécessaire, mais pas suffisante, de toute politique. Toute la question est de légaliser son usage de telle sorte qu'il paraisse justifié, sinon moralement, du moins en vue de la défense des intérêts mutuels des individus, ne serait-ce que leur droit à la sécurité et aux libertés qu'ils estiment légitimes pour et dans le cadre de la préservation d'un lien social supportable. Ainsi, le moraliste est soit condamné à renoncer à la politique, pour s'avouer impuissant à changer la réalité, soit tenté, au nom de la pureté de ses principes, d'employer la terreur et le lavage de cerveau pour nettoyer radicalement la réalité nécessairement impure. C'est pourquoi beaucoup d'intellectuels, aujourd'hui déçus par la politique, oscillent entre l'humanitaire et le militaire. Si l'on admet, donc, que la politique éthique est un mythe dangereux, il faut lucidement admettre qu'en politique, pour être le meilleur, il est indispensable, cependant, de faire en sorte que la force soit juste, ou du moins le paraisse. C'est bien la force qui fait le droit, qu'il soit laïc ou religieux; mais se faisant, elle se civilise et stabilise les rapports de force en institutions légales au service de la régulation politique, plus ou moins négociée des conflits, dans le sens de la mutualisation des intérêts particuliers. L'illusion démocratique «Le principe de la démocratie est paradoxal: il soutient l'idée d'un pouvoir qui serait le pouvoir des dirigés sur les dirigeants, de telle sorte que ceux-ci ne soient plus que les serviteurs (les ministres) de ceux-là. Le pouvoir des dirigeants ne serait qu'un pouvoir délégué, dont l'autonomie devrait idéalement tendre vers zéro, car elle est inversement proportionnelle au pouvoir du peuple si telle était la démocratie véritable. Ce faisant, il donne l'apparence d'être le pouvoir le plus juste qui soit: le pouvoir sans domination, c'est-à-dire sans pouvoir propre. Obéissez-moi, dit-il, car mon pouvoir est le vôtre: celui du peuple sur le peuple; cette obéissance, c'est la liberté même!» Le paradoxe apparent de la conception démocratique de la vie politique repose sur quatre idées fondamentales indissociables dont S. Reboul dit qu'elles ne peuvent être que des fictions: l'idée de contrat social, l'idée de volonté générale, l'idée de droit égalitaire et l'idée de représentation.(2) En démocratie, le contrat social est au fondement d'un Etat dont la légitimité n'est plus religieuse, mais profane: si la société n'est plus organisée selon la volonté transcendante, nécessairement bénéfique, de Dieu, elle ne peut que s'auto-instituer à partir des volontés immanentes des individus qui la composent par l'effet d'un ensemble d'engagements mutuels; sinon elle perd toute apparence de légitimité. L'illusion politique réside dans la confusion religieuse entre le souhaitable et le nécessairement vrai et donc dans l'affirmation eschatologique du salut universel et de la réconciliation sociale harmonieuse par l'effet d'un bon pouvoir transcendant, divin ou laïc, réel ou réalisable. Cette rupture récurrente entre l'idéal et la réalité est à la fois la force et la faiblesse de la démocratie réelle. Cette visée de l'idéal de justice suppose que l'on restaure l'idée de conflit social et de disparité des intérêts individuels et collectifs; il n'y a pas de négociation possible ni d'espace politique propre, si l'on nie la lutte des classes. Le consensus «mou», acritique et apolitique, sous le couvert des droits juridiques et abstraits de l'homme, laisse le jeu social et politique aux mains des seuls décideurs économiques et menace le monde de la violence généralisée des déshérités.(2) Tant que le pouvoir politique prétendait être l'émanation de la Toute-Puissance divine, la question de sa légitimité ne pouvait être posée, sauf à prendre le risque de s'exclure soi-même de la société traditionnelle qui, toujours, se reconnaissait dans l'identité d'une même foi, ou à subir, sans résistance possible, la juste sanction de Dieu. Dans ces conditions, la puissance du pouvoir était nécessairement salvatrice et incontestable. La contradiction devient patente et potentiellement explosive lorsque la société se laïcise et que le pouvoir ne peut plus trouver une légitimité religieuse à l'exercice de sa puissance. Les choix de société dans les pays musulmans sont caractérisés justement par ces guerres sourdes entre ces deux projets de société, inconciliables parce qu'extrêmes. Le discours du pouvoir est toujours soupçonné de fabriquer des illusions dans le but de persuader qu'il gouverne dans l'intérêt de tous. L'illusion majeure consiste, pour ceux qui gouvernent, à piéger le citoyen en faisant croire que celui-ci, en leur obéissant, n'obéit qu'à lui-même et corrélativement à s'avancer masqué, en camouflant leur puissance derrière l'arsenal du droit positif ou en le faisant disparaître derrière «l'aura» de leur prétendue autorité morale ou...religieuse par cooptation. Tout pouvoir vise à créer les conditions de l'obéissance de ceux sur lesquels il s'exerce et, selon celles-ci, à promouvoir réellement ou apparemment tel ou tel des deux types de pouvoir théoriques: le pouvoir de domination et le pouvoir de direction. Le premier vise l'asservissement de ´´ceux d'en bas´´ à la volonté et aux intérêts particuliers de ´´ceux d'en haut´´ à travers une succession hiérarchique de délégations de pouvoir. Le second, au mieux, prétend faire participer les sujets-citoyens à la prise de décision pour définir une direction conforme à l'intérêt commun. Cette participation en trompe-l'oeil suppose l'accès de tous aux informations, une consultation démocratique et le contrôle des dirigeants par les dirigés. On l'aura compris à travers cette analyse, on retrouve en creux les exemples de gouvernance dans les pays arabes et africains. Ces dirigeants ne reculent en fait devant aucune stratégie, l'essentiel est de garder le pouvoir. C'est en définitive de cela qu'il s'agit: une ambition qui peut à la limite être tolérable dans la mesure où le pays ne s'installe pas dans les temps morts du fait d'une usure du pouvoir des idées et des hommes en charge de l'avenir du pays. 1.C.E.Chitour: «Les Républiques dynastiques. Le refus de l'alternance». L'Expression, août 2007. 2.S.Reboul. L'illusion politique. Site Internet 20/03/94.