Je voudrais apporter quelques remarques et précisions aux propos tenus par Belaïd Abane lors de l'interview qu'il a accordée au quotidien El Watan le 9 février 2016. Il soutient que «des armes qui étaient promises» par l'extérieur «mais jamais arrivées» alimentaient le différend entre Ben Bella et Boudiaf, d'une part, et Abane, d'autre part, et que «parfois les armes arrivaient à la frontière et étaient détournées vers les Aurès par clientélisme. C'est de cette manière que les Aurès avaient ‘‘marché'' avec Ben Bella», affirme-t-il. Pourtant, Belaïd Abane était au courant de la lettre qu'adressa Ben Bella au CCE en février 1957, en réponse à un courrier qu'il lui fit parvenir après le Congrès de la Soummam et dans lequel il lui était reproché le manque d'approvisionnement des maquis en armes. Le ton de la lettre était moins péremptoire et moins catégorique que l'affirmait Belaïd Abane. Dans sa réponse, Ben Bella, tout en soulignant les précautions de style dont s'entourent les expéditeurs de la lettre, dément, par le détail et les chiffres à l'appui, ces allégations et souligne en ce qui concerne l'inégal partage des armes entre les différentes Wilayas qu'il était impossible pour les responsables de l'extérieur «de faire du nombre de pièces dont nous (ils) disposions (ent) un partage proportionnel au nombre de Wilayas» et qu'ils ne pouvaient suspendre ces envois, «sous prétexte qu'il fallait subordonner cette opération à un égal envoi vers chacune des autres régions» et qu'il fallait, en conséquence, «ne pas hésiter à produire notre effet là où les circonstances le permettaient». (Mabrouk Belhocine : Le Courrier Alger-Le Caire 1954-1956. Casbah Editions. Alger 2000 p. 202). Pour Belaïd Abane, ces difficultés à distribuer équitablement les armes aux Wilayas à l'exclusion de celles dont la proximité et la configuration du terrain le permettaient n'est en fait qu'une forme de népotisme visant à acheter une éventuelle clientèle. A l'évidence, c'est faire preuve de mépris à l'encontre des militants chaouis, formés dans les rangs du PPA et du MTLD et pour un certain nombre d'entre-eux, cadres de l'OS, en les réduisant à de potentiels clients de Ben Bella. Belaïd Abane ne veut-il pas par là les priver de toute conscience autonome et de toute capacité de discernement ? A moins qu'en les sous-estimant et en leur enlevant tout mobile politique, Belaïd Abane tente de banaliser, sinon de justifier, la condamnation à mort, par le premier CCE, de 17 officiers de l'ALN, tous originaires des Aurès, qui ont refusé de reconnaître Mahmoud Cherif, le chef de Wilaya choisi par la direction politique d'Alger. Venu de l'UDMA, cet ancien officier de l'armée française n'était pas accepté par ces combattants qui étaient au rendez-vous du 1er Novembre aux côtés de Mostefa Ben Boulaïd et avaient démontré leur aptitude à faire front aux meilleures troupes coloniales. Arrêtés par la Garde nationale tunisienne, à laquelle avait fait appel le CCE et dans un simulacre de procès, où jusqu'à ce jour les chefs d'inculpation ne sont pas clairement établis, 15 hommes, d'entre les meilleurs, sont passés par les armes. Parmi eux Abbès Leghrour, Lazhar Ch'reyat, Abdelhafidh Es Soufi, Tidjani Athmani ou les étudiants Mohamed Tahar Zaarouri, Abdelkrim Hali du Caire et Mahmoud Mentouri de l'université de Lyon, furent exécutés par leurs frères de combat. Il y eut deux condamnations à mort par contumace, Ali Mahsès et Omar Ben Boulaïd. Comme eux, des centaines de moudjahidine désarmés, réduits à la condition de bêtes de somme pour transporter des armes de la Tunisie vers les Wilayas de l'intérieur, vont connaître l'enfer lors de ces navettes et rares sont ceux qui revinrent vivants de ces convois de la mort. Leurs ressentiments contre les responsables politiques d'Alger seront d'autant plus vifs que les victimes se sentiront frappées de discrimination du fait de leur appartenance à la Wilaya I. De même, le conflit entre Salah Benyoucef, qui accusait Bourguiba de pratiquer une «politique de reniement et de trahison à l'égard du peuple tunisien et de la Révolution algérienne», s'était invité dans les relations entre la direction d'Alger et les maquisards des Aurès qui avaient déjà fait le coup de feu contre la France avec leurs frères tunisiens. Ces maquisards avaient pris fait et cause pour Salah Benyoucef et reprochaient au CCE son engagement aux côtés de Bourguiba qui, en acceptant l'indépendance de la Tunisie, venait de mettre un terme à l'accord, signé par les résistants maghrébins, de ne déposer les armes qu'à l'indépendance des trois pays du Maghreb. Enfin, Ben Bella avait, dans une lettre adressée au CCE, motivé son opposition aux décisions du Congrès de la Soummam qui remettaient «en cause des points doctrinaux aussi fondamentaux que celui du caractère islamique de nos futures institutions politiques, entre autres». (Mabrouk Belhocine idem p. 197). La convergence de toutes ces oppositions, sans oublier d'autres plus subjectives qui ont pris le même chemin, qui émanent de réalités facilement vérifiables, signifie-t-elle une cabale préparée de longue date contre la direction d'Alger ? Que l'envoi des armes transitant par nécessité par une région donnée répondait à quelques sombres arrière-pensées ? Il faut par ailleurs souligner que pas plus que Ben Bella, Abane Ramdane ou les pionniers du 1er Novembre, Ali Kafi, n'était «l'homme d'un clan» comme le prétend Belaïd Abane. Le régionalisme, le clanisme ou le clientélisme étaient antinomiques à leur engagement, du moins durant les premières années de la Révolution. La Wilaya II, qui était sous les ordres du colonel Ali Kafi, fut l'une des Wilayas, pour ne pas dire la Wilaya, la mieux organisée du pays en guerre. Beaucoup de ses réalisations inspirèrent le Congrès de la Soumam, tels les «Conseils populaires» qui représentaient la base de l'organisation pyramidale de la Zone II, qui va du douar jusqu'à la Wilaya, en passant par la kasma, la nahia et la mintaka. Ce fut la zone où les «intellectuels» eurent des postes de responsabilité au sein de la Wilaya et ne furent jamais victimes d'un quelconque ostracisme ou injustice. Reprendre à son compte l'épithète qu'affubla Abane Ramdhane, Krim Belkacem, même en essayant de l'atténuer en évoquant la «vision sommaire» de ce dernier, relève plus du ressentiment et de la rancune que de l'intention de refermer une plaie, comme l'a affirmé Belaïd Abane à la chaîne de télévision Echorouk. Faire sien ce jugement de valeur, certainement formulé sous le coup de la colère et dans des circonstances particulières, par un compagnon de Krim, est réellement inique à l'égard de ce moudjahid qui prit le maquis en 1947 et fut parmi les historiques qui déclenchèrent le 1er Novembre de tous les espoirs. Il mobilisa avec beaucoup de bonheur toute la Kabylie pour la libération de l'Algérie. Krim Belkacem, le militant PPA qui fut ministre des Affaires étrangères puis ministre de l'Intérieur au temps du GPRA, «n'était pas un homme politique», selon Belaïd Abane. L'homme qui négocia les Accords d'Evian avec un aréopage de jeunes intellectuels algériens s'avéra un fin diplomate face aux redoutables délégués du gouvernement français. En apposant sa signature au bas du document final qui mit fin à 124 années d'occupation française et à 8 années de guerre terrible, Krim Belkacem ferma la «parenthèse» coloniale. Cet homme aux yeux de Belaïd Abane a une vision sommaire et il «n'était pas un politique». Rapporter des faits d'histoire en se référant à des sources crédibles, sans les travestir, afin d'informer ou tenter de comprendre ce qui s'est réellement passé, sans porter de jugement de valeur est une chose, mais devenir partie prenante d'un différend entre personnalités historiques, sans tenir compte des rapports personnels qu'elles entretenaient entre elles, du contexte du moment, des enjeux et de la situation exceptionnelle dans laquelle elles évoluaient, en est autre. Tenter de construire, en forçant les lectures historiques, des mythes sur le cadavre d'autres héros de la guerre d'indépendance risque d'avoir l'effet contraire que celui auquel aspire le neveu d'Abane Ramdane. Tous ces hommes et toutes ces femmes sans exception qui ont contribué à nous rendre notre identité et notre dignité peuplent à jamais le panthéon de notre mémoire. Quant à Abane Ramdane, s'il a été pressenti à l'unanimité de ses pairs pour faire partie du comité qui devait diriger la résistance algérienne, c'est sans conteste un hommage à son patriotisme, son engagement sans faille pour la cause nationale, son intégrité morale et sa formidable capacité d'organisation. Malgré les erreurs, voire les fautes qui auraient pu être commises par les uns ou par les autres et qui n'enlèvent rien à leur mérite, il n'en demeure pas moins que ce furent de grands hommes, des hommes d'exception qui constituent des repères importants de notre mémoire collective. Ils n'étaient ni des anges ni des démons, simplement des hommes avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs qualités et leurs défauts qu'ils ont pu transcender afin que l'épopée soit à leur mesure. A tous et à toutes, nous leur devons respect et reconnaissance pour nous avoir restitué notre patrie, la mémoire et la langue de nos pères.