Ahmed Benyahia expose, enfin ! En cinquante ans de carrière, l'artiste rencontre pour la première fois son public, chez lui en Algérie, dans sa ville, Constantine. C'est le paradoxe de l'Algérie qui entretient des rapports en clair-obscur avec ses enfants, ses meilleurs artistes. Toute sa carrière hélas (entrecoupée de longs intermèdes d'auto-désactivation), Benyahia n'a pu exposer en Algérie, un jour indésirable, un autre trop exigeant. Depuis jeudi, il est en paix car, enfin, il peut se dévoiler chez lui. Il a fallu attendre la manifestation «Constantine, capitale de la culture arabe» pour que se présente l'occasion de lui consacrer une rétrospective de son œuvre. En présence de sa famille, ses amis, des artistes de Constantine et des invités de marque, à l'instar de Redha Doumaz, Hocine Yacef et Sadek-Amine Khodja, Ahmed a levé le rideau sur son œuvre et s'est livré aux regards, tout nu, dans toute sa vérité. Le rêve enfin réalisé ! Le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, n'a pas caché son admiration devant les tableaux de l'artiste et son œuvre résumant 50 ans de carrière (y compris les œuvres d'étudiants des Beaux-Arts). Il y avait aussi des moudjahidine, anciens condamnés à mort auxquels Benyahia a consacré beaucoup de travail durant sa carrière, et une installation représentant le couloir de la mort, imposante et vraisemblable. Ahmed est entré en 1956 à l'Ecole municipale des beaux-arts de Constantine, il poursuit son cursus à Alger et ensuite à Paris où il décroche son diplôme en 1969, avant de compléter sa formation au sein de l'atelier de César Baldaccini, le maître de la sculpture de l'époque. A cette période, Benyahia est sollicité par les pouvoirs publics en Algérie pour réaliser la statue de Zighout Youcef et ensuite une installation à Guelma en hommage aux victimes des massacres du 8 Mai 1945. Libre penseur, Ahmed connaîtra l'ostracisme à cause de ses idées qui ne plaisent pas toujours au régime. Sa liberté exprimée naïvement, mais avec courage, il la paiera cher. Prométhéen Ahmed Benyahia est prométhéen dans l'âme, écrit Brahim Noual. Il rend le feu et l'ardeur du patriotisme à ses concitoyens, quitte à entrer dans le cercle des représailles des apparatchiks et des décideurs exécrables. Ce trublion infatigable reste digne en dépit de tout, et c'est lui qui revient cette semaine, élégant comme il l'a toujours été, inflexible et presque étranger à l'époque. Dans la galerie d'exposition du centre culturel Mohamed Laid Al Khalifa, Ahmed a posé ses collections pour raconter l'amour inconditionnel qu'il voue à la ville qui l'a porté, Constantine, et présenter ses œuvres choisies soigneusement pour l'occasion. La collection «Constantine entre souvenir et imaginaire», raconte la ville rêvée, «ville-idéal» dans laquelle il se refuge. Des aquarelles lyriques et des miniatures baroques mettent en perspective les sujets qui torturent l'artiste et stimulent son esthétique. L'actualité le préoccupe aussi, il rend hommage à la Tunisie de Bouazizi, à l'Irak pillé et aux harraga avec des touches abstraites qui transcendent la tragédie et libèrent le thème de son écorce actuelle, banalisante et vulgaire par la douceur de la métaphore. «Palestine» (3,65 m/2,00 m) et «Emigration», les deux fresques réalisées dans les années 1970 et revisitées en 2011, sont des chefs-d'œuvre de réalisme, à ne pas manquer. Elles résument l'engagement de Benyahia pour les causes justes et sa sensibilité face aux injustices et aux vilenies de ce monde. L'exposition est poétique et puissante ; 71 peintures en plus de deux installations ; une oasis salutaire. Un hommage à l'artiste lui-même ainsi réconcilié avec des espaces qui lui ont été trop longtemps fermés. Elle est surtout chargée de symboles et invite à réfléchir sur le thème du retour de l'artiste et de l'utilité des combats justes qu'on croit perdus d'avance et qu'on préfère souvent troquer contre des positions confortables et quelques dividendes. Rétrospective Ahmed Benyahia, maison de culture Mohamed Laïd El Khalifa -Constantine du 24 mars au 31 mai 2016