Apparemment inhibés par le souvenir des sottises que tant d'Européens ont écrites sur les peuples d'Afrique et d'Asie, bien des intellectuels hésitent aujourd'hui à émettre des critiques parfaitement fondées. Victimes du «politiquement correct», ils se taisent ou approuvent ce qui manifestement relève d'une critique objective et rationnelle. C'est cette complaisance que le philosophe Carlo Strenger dénonce dans un ouvrage d'une grande rigueur intellectuelle et que ne paralyse pas la crainte de déplaire à ceux qui, honteux des insanités proférées par tant de leurs prédécesseurs, s'abstiennent de tout jugement objectif. Rejetant le «politiquement correct» derrière lequel s'abritent tant d'intellectuels, qui n'osent plus formuler la moindre critique à l'égard des peuples d'Afrique et d'Asie, Carlo Strenger revendique le droit d'appeler un chat un chat et de mépriser ce qui, pour la raison, est méprisable. Au «politiquement correct», qui justifie tout et n'importe quoi par crainte de blesser ou de choquer, il oppose donc «le mépris civilisé», qu'il définit comme «une capacité à s'inscrire en faux contre des credo, des comportements et des valeurs, dès lors qu'ils nous apparaissent irrationnels, immoraux, incohérents ou inhumains»(1). Ce mépris est «civilisé», explique-t-il, parce qu'il se fonde sur «des arguments fondés et des connaissances scientifiques», et parce que, dirigé contre des opinions ou des credo, il ne s'attaque jamais à des personnes. «Il s'agit de ‘‘mépriser'' sans haïr ni déshumaniser». A l'opposé du politiquement correct, ce mépris «ne requiert pas de respect feint et nous libère de cette obligation à accepter des formes de pensée contestables sous prétexte que d'autres les préconisent». Loin d'insulter ceux qui professent un avis différent, ce mépris témoigne au contraire du respect qu'on leur porte, puisque c'est précisément au nom de ce respect, et en se fondant sur la seule raison, qu'on critique leurs jugements. On peut regretter que, pour illustrer sa position, Carlo Strenger ne donne pas d'exemples, qu'il s'agisse de la prétendue infériorité de la femme, de l'excision qui mutile tant de petites Africaines, des mariages forcés, de l'orgueilleuse «rationalité» que s'attribuent, si souvent à tort, bien des Européens… A chacun de poursuivre la réflexion à laquelle l'invite Le mépris civilisé. 1) Carlo Strenger, Le mépris civilisé, Belfond, Paris, 2016.