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L'événement littéraire de l'année
"2084, la fin du monde", de Boualem Sansal
Publié dans Liberté le 14 - 11 - 2015

Pour sa centième édition, le prix de l'Académie française, le plus ancien et l'un des plus prestigieux qui ouvre en France la saison des prix littéraires, vient de couronner 2084, la fin du monde l'ouvrage de Boualem Sansal, ex æquo avec Les prépondérants du Tunisien Heddi Kaddour. Ce livre, grand favori de la critique et du public, figurait dans la liste de sélection des huit prix de la rentrée littéraire.
Comme Kamel Daoud l'an passé avec Meursault, contre-enquête (finalement crédité du Goncourt du premier roman), Boualem Sansal a été éliminé au tout dernier moment de la course finale du Goncourt 2015. Et il ne figure pas davantage dans celle du prix Médicis. Aurait-il été écarté lui aussi, comme le bruit en avait couru dans les milieux parisiens lors de l'éviction de Kamel Daoud, sous la pression de Tahar Ben Jelloul, membre du jury du prix Goncourt soucieux de rester le seul Maghrébin titulaire d'un prix Goncourt, ou bien parce que cet ouvrage n'était pas jugé "politiquement correct" aux yeux de jurés prompts à s'autocensurer ? Peu importe, 2084 de Boualem Sansal avec un tirage initial de 20 000 exemplaires, rapidement porté à 100 000 déjà vendus, se confirme comme un évènement européen aussi bien littéraire que commercial.
De quoi s'agit-il ?
La référence à 1984, le célèbre livre de George Orwell, est évidente. En 1949, Orwell imaginait, à l'horizon 1984, l'avènement d'une société totalitaire où la liberté d'expression n'existerait plus, où toutes les pensées seraient minutieusement surveillées, où d'immenses affiches placardées dans les rues, rappelleraient à tous que "Big Brother vous regarde". Boualem Sansal nous transporte, cent ans plus tard, dans un monde, imaginaire, "l'Abistan", où règne un même totalitarisme absolu. Mais ce n'est pas la technologie qui a pris le contrôle des esprits et de l'économie, - encore qu'on comprenne qu'elle a fourni certains instruments de la domination - c'est la religion. Ou plus exactement la caricature d'une religion, devenue l'instrument du décervelage des masses. Après une guerre sainte "le Char", dont le souvenir aussi vivace que flou est entretenu, dans la mémoire des populations par la trace sinistre des ruines, l'Abistan est devenu un immense territoire où la mécréance est bannie, où seuls voyagent des pèlerins qui suivent selon des calendriers précis des routes balisées, d'où l'histoire et même la trace de toute civilisation antérieure a disparu, où l'avenir n'existe pas davantage, où tout s'est figé dans un présent immobile soumis à la règle tyrannique du prophète Abi, délégué sur terre du Dieu unique Yölah. "2084, une date fondatrice pour le pays même si personne ne savait à quoi elle correspondait", nous dit l'auteur, nous transportant d'emblée dans un monde aussi irréel que terrifiant. Ati, le héros de son récit, va partir à la recherche des mondes d'avant dont même la langue a disparu et nous entraîner dans un récit effrayant et débridé, plein d'ironie, de feinte innocence et d'inventivité. Chacun aura une lecture personnelle de cette fable, nul doute que c'est un livre fort riche, apocalyptique mais difficile, qui ne suscitera certainement pas l'enthousiasme des amateurs de la collection Arlequin, ni même celle de beaucoup de lecteurs déroutés par la virtuosité de la langue (déjà certains critiques qualifient l'ouvrage de "didactique", reprochant à l'auteur l'absence de dialogues, comme si l'existence de dialogues était le gage de la qualité littéraire !). Mais quel plaisir de se laisser porter au fil d'un récit qui marie la poésie et les langueurs d'un conte oriental, le classicisme des meilleurs auteurs et la fulgurance d'éclairs d'ironie mordante, tout en donnant à penser... Boualem Sansal est l'un des rares écrivains algériens qui n'a jamais craint d'aborder des sujets sociaux et politiques dans ses romans... Traduit dans différentes langues, il a reçu en 2011 le Prix des libraires allemands et a fait partie du jury de la Berlinale, célèbre manifestation cinématographique d'Outre-Rhin qui décerne les fameux Ours d'or. Deux de ses livres, le premier Le serment des barbares, prix du premier roman en 1999, et L'enfant fou dans l'arbre creux l'ont immédiatement rendu célèbre. Il avait envoyé le premier d'entre eux par la poste à la prestigieuse maison d'édition Gallimard, qui l'a tout de suite publié, et dont il est devenu le protégé. 1984 bénéficie d'une exposition dans les médias rarement observée pour le livre d'un écrivain maghrébin. Pourtant, contrairement à tant d'autres, malgré un succès international grandissant, Boualem Sansal a choisi de continuer à résider à Bourmerdès en Algérie, ce qui ne l'empêche nullement de participer à de nombreuses conférences à travers le monde. Il ne faut pas se laisser prendre à son apparence à la fois modeste et aristocratique, s'il est effectivement d'une gentillesse et d'un calme rares, il n'a pas la langue dans sa poche et c'est avant tout un esprit libre et une personnalité respectée en Algérie et en Europe qui fustige inlassablement l'intolérance et la sottise d'où qu'elles viennent... Nul doute qu'en d'autres temps il aurait été aux côtés de Voltaire, de Victor Hugo ou de Zola pour faire prévaloir la raison contre l'obscurantisme, les conformismes et les injustices. Mais on ne peut s'empêcher de penser aussi à Rabelais ou à Céline lorsqu'il s'amuse, avec une virtuosité rare, à jouer de la langue française en inventant des mots et en orchestrant une musique littéraire toute personnelle qui ravit le lecteur dès qu'il accepte d'entrer dans son univers. Comme l'Egyptien Naguib Mahfouz, il sait admirablement parler de la société dont il est issu, et si sa critique se fait souvent mordante, nul ne saurait mettre en doute son amour profond de son pays.
Ali GHANEM
AG, cinéaste


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