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«C'est à la justice de trancher le cas de Chakib Khelil et non pas aux zaouias»
Adda Fellahi. Ex-député et ancien conseiller du ministre des Affaires religieuses
Publié dans El Watan le 23 - 04 - 2016

Ancien député d'El Islah qui s'est détaché de son parti avant d'être nommé, deux ans plus tard, conseiller au ministère des Affaires religieuses et des Waqfs, Adda Felmlahi dénonce la «compromission politique» des zaouïas et affirme que la tournée de Chakib Khelil a été organisée par le ministre des Affaires religieuses. Il évoque le vide religieux qui a profité au courant salafiste et l'influence de ce dernier sur certains responsables politiques qui lui permettent d'activer en toute impunité.
Quelle analyse faites-vous de la visite de l'ancien ministre de l'Energie, Chakib Khelil, aux zaouïas et tout le tapage médiatique fait autour ?
Avant de répondre à votre question, il faut rappeler quelque chose de très important. Dans le monde musulman, l'institution religieuse est, en général, entre les mains de ceux qui décident. Vous avez deux types de pratiques. Dans un Etat républicain comme l'Egypte, le mufti d'El Azhar est désigné par le Président. Donc, c'est l'autorité qui le contrôle.
Dans un royaume comme l'Arabie Saoudite, le mufti est choisi par le roi. En fait, c'est l'autorité politique qui a la main sur le pouvoir religieux. Par contre, en Occident, chez les chrétiens, le pape est élu par ses pairs. Ce qui fait la différence entre eux et nous, c'est la démocratie. Tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés en tant que musulmans en général et en tant qu'Algériens en particulier ne peuvent trouver leur solution que dans une réelle démocratie moderne. Nous ne pouvons pas introduire la religion dans un agenda politique.
C'est la philosophie démocratique qui règle les crises. Il faut séparer la religion de l'autorité politique pour aller vers ce que j'appellerais la «laïcité religieuse», où la religion jouera son rôle au sein de l'Etat sans pour autant être sous le contrôle de l'autorité politique. Mais si nous continuons à utiliser les zaouïas quand on veut, les marginaliser quand on veut et les mettre au-devant quand on veut, il faut s'attendre au pire…
Mais quel pouvoir peuvent avoir aujourd'hui les zaouïas pour être utilisées politiquement ?
Lorsque les zaouïas n'ont pu préserver leur place au sein de la société, elles ont perdu leur crédibilité auprès des citoyens. Il y a comme une rupture de confiance entre les deux. Les nombreuses décisions que l'autorité politique a remis à ces zaouïas pour être validées et mises en exécution ont été rejetées par les citoyens. L'exemple le plus révélateur est justement cette visite de l'ex-ministre Chakib Khelil. Une grande partie de la rue a exprimé sa réprobation et s'est déclarée contre cette manipulation des zaouïas.
Mais comment le président de cette association des zaouïas peut-il prendre une telle décision s'il n'avait pas l'accord des membres de son bureau — si bureau il y a — et surtout comment une zaouïa peut-elle accepter une telle situation ?
Je peux vous dire que le choix de cette association et de la zaouïa n'est pas venu d'une manière bête et fortuite. Ceux qui sont derrière cette décision ont choisi celle qui était prédisposée et qui a des ambitions. Avant de passer à l'action, il y a eu un tour de table pour savoir avec qui le scénario peut être joué.
Est-il vrai que la zaouïa El Marzoukia de Djelfa n'a aucun poids dans la région ?
Elle n'a ni poids ni fidèles. S'ils avaient choisi par exemple la zaouïa El Kadiria, la zaouïa d'El Hamel, la zaouïa Tidjania, nous pourrions comprendre qu'il y a consensus autour de la question, mais surtout une solidarité avec la personne. Mais ceux qui sont derrière cela ont choisi les plus faibles pour jouer le scénario. Dans le cas d'un échec, ils seront sacrifiés.
Elles n'ont pas accepté d'être de la partie s'il n'y avait pas au bout des dividendes. Elles profitent de l'effet médiatique, elles s'attendent à des subventions, etc. J'ai même entendu dire que le président de cette association veut se présenter aux élections législatives de 2017 et qu'il a besoin d'être parrainé. Tout est possible.
Ce qui est certain, c'est qu'une zaouia qui a de l'influence n'acceptera jamais une telle compromission. Mais sachez qu'à Djelfa les citoyens ne sont pas d'accord avec ce qui s'est passé. Des notables de la région m'ont révélé qu'après la visite médiatisée de l'ancien ministre, une foule nombreuse voulait incendier la zaouïa. Il a fallu l'intervention des sages pour calmer les esprits et éviter des dérapages.
Aujourd'hui, et pour que la zaouïa El Merzoukia ne soit pas la seule ciblée, le président de l'association des zaouïas a organisé une autre visite dans une autre zaouia à l'ouest du pays. C'est une manière de lancer des ballons sondes et de tester la réaction des citoyens. Je dis que ces agissements peuvent arranger les intérêts de l'autorité politique, mais pas ceux de l'Etat et encore moins des zaouïas.
Le plus grave, lorsque celles-ci perdent de leur crédibilité, les citoyens vont les déserter pour rejoindre le courant salafiste qui reste pour l'instant la seule alternative qui leur est offerte en raison du discours qu'il véhicule et des ressources financières dont il dispose.
Qui, d'après vous, est derrière ces visites aux zaouïas ? Est-ce le ministre des Affaires religieuses,ou d'autres cercles de l'autorité politique ?
J'ai des informations avérées sur cette question. Celui qui a été chargé de préparer ces visites est le ministre des Affaires religieuses.
Qu'est-ce qui le relie aux zaouïas ?
Entre eux, il y a une relation morale et religieuse, même si organiquement les zaouïas ne dépendent pas de lui. Cependant, il faut savoir que celles-ci bénéficient de subventions. Elles forment des imams qui sont recrutés par le ministère des Affaires religieuses avant d'être affectés dans les mosquées. Le ministre ne peut pas dire, aujourd'hui, qu'il n'a aucune relation avec les zaouïas.
Est-il vrai qu'il était à Djelfa quelques jours avant la visite de Chakib Khelil ?
Il est allé à Djelfa une semaine avant la visite de Chakib Khelil. Le président de l'association des zaouïas l'a confirmé, mais en disant qu'il était venu pour présenter ses condoléances. Je connais assez bien la diplomatie des cimetières. Lorsque certains responsables qui ne s'entendent pas veulent se rencontrer, ils se donnent rendez-vous dans un cimetière lors d'une cérémonie d'enterrement.
Le président de l'association des zaouïas aurait pu nier carrément cette visite. Mais il s'est embrouillé dans sa réponse. Nous n'avons jamais vu le ministre se déplacer pour présenter les condoléances à une zaouïa. Sa relation avec celles-ci est protocolaire. Pour lui, ce sont des structures de «zerdate» (festins).
Qui l'a mandaté pour organiser la tournée de Chakib Khelil ? Je n'ai pas de réponse parce qu'en Algérie, il y a une autorité apparente et une autre invisible. L'essentiel, c'est que le ministre s'est rendu sur place et que s'il n'avait pas donné le feu vert, la zaouïa n'aurait pas accepté une telle compromission.
Certains disent que Chakib Khelil est un citoyen algérien qui a le droit de rendre visite à toutes les zaouïas. Etes-vous d'accord ?
C'est de la manipulation. En tant que citoyen algérien, qu'il le fasse ! Mais pourquoi lui organiser un show médiatique ? Est-ce que tous ceux qui rendent visite aux zaouïas sont filmés et interrogés par les journalistes ? D'accord, il s'est rendu aux zaouïas, mais pourquoi l'avoir autorisé à faire un discours politique à l'intérieur de la mosquée ? Plus grave, on lui permet de faire ce discours devant les fidèles pour le rendre plus crédible après toutes les accusations portées contre lui.
C'est à la justice de trancher son cas et non pas aux zaouïas. Il aurait pu venir seul, faire sa prière, discuter avec le cheikh et partir. Or, non seulement il est venu, mais il a fait un discours, suivi de celui du cheikh de la zaouïa et tout cela devant les caméras et la presse. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. C'est vrai que la politique n'est pas fortuite, mais le scénario n'était pas maîtrisé. Il a compromis les zaouïas et suscité des fractures dans leurs rangs.
Qu'est-ce qui empêche les autres zaouïas de réagir contre cette instrumentalisation de la religion ?
Vous savez bien que les zaouïas ont peur. L'autorité religieuse a fini par perdre de son influence. Lorsqu'une personnalité religieuse cède à la peur, elle finit par perdre sa crédibilité auprès des citoyens. J'ai attiré l'attention de l'actuel ministre qui était un ancien collègue. Je lui ai dit qu'il doit tout faire pour rendre crédible le ministère. Mon argumentation était basée sur les statistiques des internautes qui visitent le site du ministère des Affaires religieuses.
A peine quelques centaines d'Algériens le consultent, alors qu'ils sont 30 millions à visiter le blog du mufti de la salafiya en Algérie, cheikh Ferkous. J'ai alerté le ministre sur ce sujet en l'exhortant à faire de la crédibilité de son département sa priorité. Je lui ai même dit qu'il ne peut combattre Daech et l'extrémisme s'il ne s'attarde pas sur cette question de crédibilité.
Pensez-vous que le courant salafiste a pris de l'ampleur au sein de la société algérienne ?
Le danger de ce courant, c'est qu'il se présente comme étant un courant contre la violence. Or, je suis convaincu que c'est une position temporaire. Lorsque je l'ai dit, certains m'ont déclaré apostat et m'ont dénoncé publiquement dans des prêches. Mais, ils ne peuvent en aucun cas me convaincre du fait qu'un jour ils pourraient passer à l'action tout simplement parce qu'ils ne respectent pas les lois de la République ni l'hymne national. Il y a de nombreux signes révélateurs.
Le problème, c'est que ce courant a réussi à avoir de l'influence sur des responsables au sein de l'Etat qui ne retiennent de lui que le fait qu'il ne croit pas à la rébellion contre l'autorité. Ils négocient avec eux, font des compromis ou des pactes.
Ils leur permettent d'activer, de vendre leur littérature, de contrôler certaines mosquées, etc. Mais à la longue, je ne sais pas comment ils vont évoluer. Ce qui est certain, c'est que l'autorité a pris un grand risque. Elle n'a pas jugé utile de prendre des décisions courageuses pour freiner la propagation de l'idéologie extrémiste de ce courant.
Si on revenait un peu à Chakib Khelil. Pourquoi, selon vous, a-t-on choisi les zaouïas pour marquer son retour ?
Les zaouïas renvoient à la religion, qui est sacrée chez les Algériens. C'est elle qui aide à «laver ses os». Elle peut diminuer de l'impact des affaires dont il est accusé. Je ne le juge pas, c'est à la justice de le faire. Mais je suis en droit de dire qu'il faut recourir à d'autres institutions pour trancher son cas. Nous sommes en 2016, le recours aux zaouïas ne peut être accepté par quiconque. C'était peut-être valable en 1999 lorsque le Président faisait la tournée des zaouïas pour avoir leur bénédiction. Mais cela n'est pas le cas pour Chakib Khelil.
En 1999, c'était l'organisation nationale des zaouïas qui avait aidé le Président à faire cette tournée…
A l'époque, l'association des zaouïas n'existait pas encore. C'était l'organisation nationale qui aujourd'hui se résume à quelques individualités qui activent ici et là. Il y a même un des membres, le docteur Chaalal, dont le chargé de la communication a rendu publique une déclaration dénonçant l'utilisation de la zaouïa El Merzoukia par Chakib Khelil et en disant que celle-ci doit s'éloigner des compromissions politiques pour se consacrer à l'éducation islamique.
Comment tous ces courants — chiite, el ahmadiya, salafiya, etc. — ont-ils pu trouver un terreau après ce qu'a vécu l'Algérie durant les années 1990 ?
Nous vivons dans l'ère de la mondialisation, il est donc impossible de mettre des barrières. Mais une fois à l'intérieur, le vide qui existe a permis à ces courants de proliférer en utilisant tous les moyens des technologies de communication. D'abord internet, mais aussi les chaînes de télévision de plus en plus nombreuses.
Or, chez nous, les médias religieux sont pratiquement absents. Une seule chaîne de télévision ne peut à elle seule faire face à cette déferlante. Je vous ai cité le cas du site web du ministère des Affaires religieuses, pratiquement boudé par les algériens. Nous pensions qu'avec l'actuel ministre, un docteur d'Etat, jeune, ouvert, le site allait connaître une évolution.
Malheureusement, ce n'est pas le cas. Il a même régressé. Je n'ai aucun problème avec Mohamed Aïssa, mais je dis qu'il n'a rien fait pour changer les choses. En 2009, Ghlamallah avait mis fin à mes fonctions de conseiller à la suite de mes déclarations contre l'ambassade d'Arabie Saoudite qui encourageait et aidait le courant salafiste en Algérie. J'avais parlé sur la base de preuves formelles.
J'ai dit que l'Arabie Saoudite constituait un danger pour le pays. Mais le ministre n'a pas supporté que l'ambassadeur se plaigne de moi. J'assume mes déclarations à ce jour et lorsque Aïssa a été installé, je l'ai félicité. Comment peut-il défendre la laïcité et ensuite organiser la tournée de Chakib Khelil dans les zaouïas ? Son discours est très contradictoire.
Lorsque l'intégrisme régnait en maître en Algérie dans les années 1990, les zaouïas étaient absentes. Et lorsque l'Etat a décidé de convaincre les terroristes de quitter les maquis, il a fait appel aux chouyoukh de la Salafiya et non pas à ceux des zaouïas.
Tant que les hommes de religion auront peur de l'autorité, la décision politique continuera à primer et on ne pourra jamais faire face à Daech ou à l'intégrisme. Les citoyens reconnaissent facilement l'imam qui se compromet et celui qui s'en remet à Dieu.
Vous avez bien vu le cheikh de la zaouïa embrasser le front de Chakib Khelil alors que dans la pratique c'est l'inverse, c'est au visiteur de saluer le cheikh. Cela démontre que celui qui détient le pouvoir politique est celui-là même qui décide.


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