Eloignées des réalités sociales, dépourvues de moyens humains et logistiques et prises tardivement après des années d'anarchie, les décisions de démolition des constructions inachevées ou non conformes semblent hypothéquées par tant de dysfonctionnements. «Tous les locaux, constructions inachevées et non conformes aux règles de l'urbanisme seront démolis si les propriétaires ne se mettent pas en conformité avant août 2016», affirme la loi 08-15. En effet, deux mois seulement nous séparent du délai fixé par Abdelmadjid Tebboune, ministre de l'Habitat, de l'Urbanisme et de la Ville, concernant la régularisation des bâtisses non finies et illicites. Si l'opération de régularisation est lancée depuis 2008 et si le ministère de tutelle met la pression sur les propriétaires depuis quelques mois, le travail sur le terrain avance peu. «Des citoyens ont déposé leur dossier et n'ont pas eu de réponse jusqu'à ce jour. Pourquoi ne s'attaque-t-on pas à l'administration qui bloque les dossiers et pénalise les citoyens ? Aux APC de Kouba et de Gué de Constantine, qui ont reçu des milliers de dossiers de régularisation, il y a seulement trois agents pour les gérer, qui n'ont pas les moyens matériels pour répondre aux demandes des citoyens», affirme l'architecte Abdelhamid Boudaoud. Pour sa part, Safar Zaidouni, socio-architecte, a eu les mêmes retours : «D'après mes échos, très peu de dossiers ont été traités.» Champignons Cette décision est-elle applicable en deux mois ? Les experts n'en sont pas sûrs. «Essayer de mettre de l'ordre dans ces quartiers qui poussent comme des champignons depuis trente ans est une bonne chose, mais la décision de l'Etat vient un peu trop tard. Il aurait fallu prendre les devants un peu plus tôt, dès que ce phénomène urbanistique a commencé à voir le jour pour éviter les dégâts», affirme Safar Zaïdouni, qui explique : «Le nombre de constructions inachevées est tellement énorme que l'Etat n'a plus les moyens de tout contrôler. On ne peut pas détruire 500 000 habitations, ce n'est pas possible ! Ce phénomène est quasiment ingérable.» Djamel Chorfi, architecte, est du même avis : «On n'arrive pas à appliquer cette loi car les contraintes sur le terrain sont beaucoup plus importantes que ce qu'on peut imaginer. L'Etat a complètement abandonné durant vingt ou trente ans le suivi et le contrôle de ce secteur, le citoyen s'est retrouvé seul face à une administration qui, parfois, ne connaît rien.» Djamel Chorfi parle aussi de «rigueur sur le terrain». «On a fait des lois mais qui n'ont finalement pas été appliquées parce qu'il n'y a pas de rigueur sur le terrain. Dans les 1541 communes, on a différentes mentalités et différents modes sociétaux. Anarchie Dans les communes du Sud, on n'applique pas cette loi de la même façon qu'à Hydra, par exemple. Pour appliquer une loi pareille, il faut prendre en considération les caractéristiques de chaque région.» Or, selon l'architecte, les autorités chargées de ce dossier «ne font jamais appel à des sociologues urbains bien qu'on soit face à un problème d'ordre sociologique». Djamel Chorfi pointe du doigt l'Etat qui n'a, selon lui, pas donné le bon exemple : «Même les établissements publics ne donnent pas l'exemple en termes de régularité de la construction, beaucoup d'entre eux sont construits sans permis. L'anarchie a donc commencé par l'Etat !» Abdelhamid Boudaoud, architecte, est, quant à lui, pour la démolition, à condition que cela soit valable pour le secteur privé comme pour le public : «Je suis pour la démolition, mais on démolit au public et au privé. Il faut savoir que depuis 1962 à ce jour, aucune construction publique n'a d'acte ni de certificat de conformité.» Abdelhamid Boudaoud va plus loin et cite l'exemple du centre commercial de la cité des Annassers, réalisé en 1988-1989, qui n'est, à ce jour, pas achevé, ainsi que le marché de Belouizdad qui a été achevé en 1991-1992. L'architecte met aussi l'accent sur les pertes financières que causera la décision de démolition : «L'Etat a importé du ciment et de l'acier avec des enveloppes lourdes en devises, si on démolit ces constructions, imaginez les pertes financières du gouvernement», souligne-t-il. Si «les déclarations du ministre ne sont pas réalistes», pour Djamel Chorfi, c'est aussi à cause de «l'absence de statistiques concernant toutes les constructions à régulariser en Algérie, à commencer par les bâtiments publics. C'est le point noir de la 08-15». Côté crise et paix sociale, Djamel Chorfi insiste : «En pleine crise économique et sociale, je ne pense pas que l'Etat va s'aventurer à appliquer cette décision qui menace la paix sociale à travers les démolitions de maisons. Si l'Etat le fait, ce serait l'erreur fatale, en particulier avec la crise du logement actuelle». Et de préciser que «jusqu'à régularisation, le citoyen ne peut faire aucune transaction de vente, location, héritage. L'Etat peut aussi bloquer les registres du commerce des locaux concernés.» Ratage Encore une fois, la mauvaise communication des autorités est pointée du doigt : «Parmi les fausses notes de cette loi, on signale la publicité autour de ce texte depuis seulement deux mois. A cause du manque de communication du ministère, les gens ignorent tout de cette loi, ils viennent de la découvrir. Par ailleurs, vu la bureaucratie et la non-prise en charge des dossiers déposés depuis plusieurs années, les gens n'ont plus confiance en l'Etat et ne prennent pas ses décisions au sérieux», lance Djamel Chorfi. Pour sa part, l'architecte et urbaniste Mohamed Larbi Merhoum qualifie la méthode adoptée par le ministère de l'Habitat de «ratage» : «Ce que je considère un ratage monumental est que la loi 08-15 n'a pas pris en considération que le phénomène des bâtisses non conformes a pris beaucoup d'ampleur durant plusieurs années. Il ne s'agit plus de constructions isolées à régulariser, mais de quartiers tout entiers. A Alger comme ailleurs, on a des quartiers entiers touchés par la 08-15. On a complètement négligé le point de vue de l'urbanisme.» Charte Pour Larbi Merhoum, la meilleure chose à faire aurait été d'«aller vers les gens et les demandeurs de régularisation lorsqu'ils étaient en train de faire des conceptions pour régler les problèmes urbains. Par exemple, avant qu'un constructeur laisse deux mètres d'écart au lieu de quatre. Avec cette méthode, on aurait eu la possibilité de demander aux constructeurs de laisser le métrage adéquat et on aurait régularisé dès le début. Les gens en situation de demandeurs auraient négocié et accepté». Par ailleurs, imposer une charte et un bureau d'architecture serait une solution au problème des bâtisses non régularisées. «Il aurait été mieux de dire aux constructeurs : on va vous régulariser, mais on va confier le projet à un cabinet d'architecture et d'urbanisme qui prendra en charge tout le quartier, au lieu que chacun aille gérer ses problèmes lui-même et à sa façon», explique Mohamed Larbi Merhoum. «Cela m'aurait intéressé de gérer un quartier de 300 constructions. Intellectuellement et financièrement parlant, c'est un bon sujet pour l'architecte. On aurait fait un vrai travail de proximité, réglé les problèmes et amélioré la qualité de vie, parce que tout le monde est en situation de faiblesse face à l'Etat. C'est le grand manque de la loi dont le législateur a considéré qu'il fallait régulariser des cas individuels et non pas des situations un peu plus complexes. Le législateur va toujours chercher à simplifier parce qu'il n'a ni la compétence ni le temps de gérer des problèmes plus complexes», conclut l'architecte urbaniste.