«En Algérie, aucun Subsaharien reconnu par l'antenne algérienne du HCR ne l'est par le Bureau algérien de protection des réfugiés et apatrides.» Les traversées migratoires dans l'Algérie contemporaine est le titre d'un ouvrage capital signé Salim Chena, chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le monde (CNRS, Sciences Po Bordeaux). L'ouvrage, qui vient de paraître aux éditions Karthala, à Paris, est tiré, faut-il le souligner, d'une thèse de doctorat en sciences politiques soutenue par l'auteur en 2011 à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). La force et l'originalité de ce livre tiennent au fait qu'il casse la dichotomie (presque discriminatoire) entre «émigrant national» et «immigrant étranger». A ce titre, il explore rigoureusement les modalités migratoires en croisant les mobilités d'origine subsaharienne qui transitent par l'Algérie et les mobilités depuis l'Algérie sur le mode harraga à destination de l'Europe. En outre, Salim Chena (dont on connaît la compétence intellectuelle et la sensibilité empathique et communicative) allie avec élégance langage théorique et épistémologique et matériau empirique. De fait, pour les besoins de sa thèse, le chercheur a mené des enquêtes ethnographiques très fouillées entre 2008 et 2011 à la rencontre des migrants. Son long périple l'a conduit à Tamanrasset, Alger, Annaba, Sidi Salem, Oran, Aïn Turck, Maghnia, Oujda et Rabat. Il a recueilli à l'occasion les récits de vie de 53 exilés ou candidats à l'exil. Salim Chena part du constat que «les migrations internationales sont habituellement, et trop simplement, expliquées par des facteurs extérieurs à leurs protagonistes. Les causes ainsi envisagées des mobilités humaines sont multiples : pauvreté, chômage, violences multiformes, crise politique aiguë, conflit armé, crise écologique aux diverses conséquences…» Au-delà de ces mobiles constamment invoqués, Salim Chena insiste sur la nécessité ontologique de «rendre l'exil aux exilés» en récusant farouchement les schémas «essentialistes». Dans les deux premiers chapitres, l'auteur s'attache à déconstruire les représentations médiatiques et l'appareil discursif produits à l'endroit de ce que l'on désigne par les «migrations irrégulières» (ou «clandestines»). Il relève à ce propos une concordance pointilleuse entre la rhétorique officielle et le traitement médiatique réservé aux migrants, avec, à la clé, une forte propension à la criminalisation et la «sécuritisation» (emprise du discours sécuritaire) à l'égard notamment des demandeurs d'asile subsahariens. «La première étape de cette guerre psychologique faite aux migrants consiste à fonder une opposition irréductible entre ‘eux' et ‘nous', donc à les séparer et à les opposer aux ‘autres' et, in fine, à les instituer comme ‘nos ennemis' potentiels. Pour cela, il convient d'essentialiser certaines caractéristiques menaçantes attribuées aux exilés, de déshumaniser l'exil comme expérience sociopolitique en créant un exilé mythique et une mythologie de l'exil», dissèque l'universitaire. Dans les deux chapitres suivants, il est question de «marchandisation» et de «marché noir de l'exil». Le chercheur montre comment les parcours migratoires qui étaient au début autonomes et «artisanaux» ont donné lieu à des filières organisées. Parallèlement, la pression des Etats, notamment sous l'impulsion de l'Union européenne, a poussé à l'émergence de différents acteurs dans les rouages même des institutions, qui vont tirer de gros bénéfices de cette «économie informelle de la mobilité» moyennant le couple «répression-corruption». Ce business a engendré une forme de «réification objective des exilés par le détournement des premières filières de la migration irrégulière – maîtrisées par les exilés eux-mêmes – dans le sens d'une marchandisation de l'exil ; celle-ci offre, dans le cadre d'une mise en irrégularité des exilés par le droit, des bénéfices secondaires à différents acteurs allant des logeurs (ou bailleurs) aux forces de sécurité en passant par les réseaux de passeurs organisés. Les exilés sont ainsi pris dans un marché captif de la mobilité», observe le chercheur. Dans le cinquième chapitre intitulé «De l'asile à l'exil : déni de reconnaissance envers les exilés», l'auteur décortique le dispositif de prise en charge des réfugiés en faisant remarquer : «En Algérie, aucun Subsaharien reconnu par l'antenne algérienne du HCR ne l'est par le Bureau algérien de protection des réfugiés et apatrides.» Le chercheur pose la «question du déni de reconnaissance de l'exil comme expérience douloureuse et celle du déni d'appartenance qu'elle induit par la disqualification du discours des exilés». L'ouvrage est ponctué de témoignages saisissants qui disent la violence de ce bannissement. Analysant la structure socioéconomique des migrations harraga, le politiste relève : «Tandis qu'au départ la somme à débloquer pour émigrer se partageait aisément entre amis en mettant en commun les diverses ressources de chacun, la hausse des prix des moyens de l'émigration, elle-même causée par la hausse de la demande, a favorisé l'apparition de nouveaux acteurs, les ‘entrepreneurs'. Se sont développés dans les villages maritimes des ateliers clandestins de fabrication de bateaux dont le sérieux laisse parfois à désirer quant à la qualité du produit.» «No rights land» L'auteur termine en inscrivant les problématiques migratoires dans une perspective géopolitique où les intérêts des Etats, notamment de la zone Frontex, écrasent tout sur leur passage : «En dernier lieu et en complément d'une approche ‘par le bas', écrit Salim Chena, il est nécessaire de souligner l'importance de la politique internationale dans la réification des exilés.» Citant l'attitude de notre gouvernement, il dira : «L'alignement plus tardif d'Alger sur les normes européennes de contrôle des migrations par l'adoption de deux lois en 2008 et 2009 peut se comprendre, d'une part, par sa volonté de rattraper son retard relatif en terme de coopération migratoire avec l'Union européenne et, d'autre part, de couper court aux externalités des mouvements des harraga et des Subsahariens sur et à partir de son territoire. En effet, le phénomène des harraga donnait à voir la face défavorable d'un régime se vantant de posséder près de 200 milliards de dollars de réserves de change pour financer son développement ; de même, des organisations non gouvernementales, ou encore le département d'Etat américain, mettaient en évidence la situation précaire des exilés subsahariens en Algérie.» «La chosification des exilés prend alors sa pleine et entière signification politique ; les bénéfices secondaires de la criminalisation des migrations, soit de la production sociopolitique de l'irrégularité migrante, profitent également aux Etats, quand bien même ceux-ci, par leur fonctionnement, produisent le désir de partir.» Et de conclure : «Finalement, la mise à jour de ces contradictions amène à repenser dialectiquement les mouvements migratoires, les personnes qui les réalisent et les institutions sociopolitiques qui leur font face. C'est alors une prophétie autoréalisatrice, un cercle vicieux qui provoque la relégation dans les marges de la légalité des exilés, la mise en place d'un marché noir de l'exil, l'opportunité de prédations multiples sur des individus vivant dans un no rights land sans questionner ni les conséquences humaines et sociales de ces pratiques et politiques, ni les intérêts sous-jacents qui président à leur reproduction. La réification de l'exil et des exilés est donc la dépossession de leur force de mobilité puis son retournement, mais aussi et surtout l'établissement des bases nécessaires à son dépassement.»