Le numéro 26/27 de la revue Naqd vient de paraître. Et comme elle nous y a habitués, la prestigieuse revue de critique sociale n'hésite pas à s'attaquer frontalement à des thématiques fortes. Ainsi, cette dernière livraison se propose de disséquer une réalité brûlante : les harraga, les « brûleurs de frontières » et autres transhumances liées au fait migratoire. D'où le titre général de ce 26e numéro : « Migrants, migrance, el harga ». Dans la présentation signée Daho Djerbal et Aïssa Kadri, la problématique migratoire est esquissée par un faisceau de questions : « Une des premières questions qui se pose est celle de caractériser la "nature" de cette nouvelle forme d'émigration/immigration, dans ce qu'elle définit de nouveau ou reproduit d'ancien par rapport à la vieille génération. Est-elle toujours fondamentalement de caractère économique ? Concerne-t-elle les mêmes groupes, les mêmes catégories sociales, les mêmes régions ? Ou bien est-elle sociologiquement transformée et, dans ce cas, dans quel sens ? Quel poids les déterminants économiques ont-ils encore ? Quelle est la place des déterminants culturels, sociaux ou politiques ? Qu'est-ce que cette nouvelle forme de migration définit comme rapports entre groupes, sociétés et Etats, et entre Etats eux-mêmes ? Quelle place lui est assignée et quelles fonctions remplit-elle dans ces rapports ? » Espagne-Italie : les nouvelles plateformes migratoires Loin des lieux communs réducteurs colportés par certains médias et des poncifs démagogiques des politiciens, ce numéro de Naqd auquel ont contribué des universitaires et des penseurs de renom à l'instar des professeurs Aïssa Kadri, Mohamed Saïb Musette, René Galissot, Etienne Balibar, Gérard Prévost ou encore Fouad Asfour, pour ne citer que ceux-là, s'attache à cerner cette problématique ô combien complexe par une compile d'études plus pertinentes les unes que les autres. A la clé, un traitement qui, même s'il ne prétend pas à l'exhaustivité, se veut le plus complet possible, sous les angles sociologique, politique, économique, juridique, psychologique, philosophique, empirique et existentiel du sujet. Dans l'impossibilité de rendre compte de chacune des vingt-quatre études qui composent cette édition, nous ne pouvons qu'en fournir une note succincte, aussi sommaire que sélective, en exhortant le lecteur à consulter ce riche corpus in extenso. Sous le titre : « Qu'y a-t-il de nouveau aujourd'hui dans les manifestations migratoires ? », Gérard Prévost, maître de conférences à Paris VIII, se propose d'examiner les « caractéristiques nouvelles des immigrations actuelles ». Il relève que l'on est passé en gros d'une immigration de travail vers d'autres formes migratoires, obéissant à d'autres pulsions, en rupture avec « l'imaginaire de l'époque coloniale » et des indépendances. D'où le lien très fort entre les premières générations de l'émigration algérienne et la « métropole » française. Aujourd'hui, note-t-il, les flux migratoires essaiment dans toute l'Europe, à partir de l'Espagne et de l'Italie notamment. Selon l'auteur, 23% des « clandestins » en Europe sont passés par l'Espagne où le nombre d'étrangers est évalué à 3 millions. Gérard Prévost note dès lors la perplexité des gouvernements espagnol, italien ou portugais face à un « phénomène (qui) prend, depuis une vingtaine d'années, une importance numérique, économique et symbolique inconnue par le passé », au moment où « des pays comme la France ont déjà expérimenté nombre de politiques dites d'immigration ». Il fera ainsi observer que sur les trois millions d'étrangers établis en Espagne, seuls 1 776 953 ont une carte de résidence. « Seul 1 million cotise à la sécurité sociale, soit 6,3% de la population active », précise-t-il. Et c'est cela qui a motivé, d'après lui, les mesures de régularisation récentes en Espagne. Dans une étude intitulée : « Les étrangers en Algérie : quel statut juridique ? », Hocine Zeghbib, maître de conférences en droit public à l'université Paul Valéry Montpellier III, décortique le dispositif juridique régissant le séjour des migrants en Algérie ; lequel dispositif a été largement resserré sous l'impulsion, voire la « pression », de l'Union européenne. Il souligne à ce propos que dans le sillage de la « muraille juridique » érigée par l'UE, les Etats de la rive sud ont élevé des remparts anti-immigration à leur tour, consentant à ce que « leur territoire tienne le rôle de "douves" de la forteresse ». « L'Algérie, qui a longtemps opposé une fin de non-recevoir aux sollicitations européennes, a fini par adopter, le 25 juin 2008, une telle législation », relève le juriste. Il s'agit en l'occurrence de la loi n°08-11 du 25 juin 2008 relative aux conditions d'entrée, de séjour et de circulation des étrangers en Algérie. Mais pour H. Zeghbib, c'est avant tout pour des considérations « sécuritaires » que l'Algérie s'est résignée à se doter d'un arsenal répressif. « Pays confronté au terrorisme islamiste, l'Algérie ne s'intéresse d'abord aux migrations qu'en tant qu'elles peuvent être des facteurs supplémentaires d'instabilité. C'est donc sous un angle sécuritaire que ce pays commencera à s'intéresser à la surveillance renforcée de ses frontières terrestres », écrit Hocine Zeghbib. Un arsenal juridique répressif En vertu de la loi de 2008, des « centres d'attente » sont officiellement créés. « Lieu de rétention administrative, le centre d'attente est créé par décision du wali et normalement placé sous tutelle du ministre de l'Intérieur et non du ministre de la Justice », déplore l'auteur. La philosophie qui sous-tend ce texte s'articule autour de l'idée que l'Algérie ne se conçoit pas encore comme un pays de destination, aussi, la question du séjour des étrangers est-elle envisagée sous un angle essentiellement pénal et restrictif. Il ne découle donc pas, suggère H. Zeghbib, d'une véritable politique d'immigration. Il tend simplement à « endiguer » et organiser les déplacements migrants dans une logique de « préservation de l'ordre public ». D'où son caractère foncièrement policier. Il ne lui aura pas échappé que dans l'imaginaire des autorités, l'étranger ne peut être qu'un touriste, un coopérant technique ou un diplomate. Le Non-Algérien n'entrant pas dans l'une ou l'autre de ces cases sera fatalement fiché « clando » ou « sans-papiers ». « Ces Etats ne percevaient pas leurs territoires comme espace d'immigration (…) Par conséquent, aucune politique publique allant dans ce sens ne pouvait pas même être pensée », appuie l'auteur. Pour sa part, Aïssa Kadri, professeur de sociologie à l'université de Paris VIII Saint-Denis, propose un survol des mouvements migratoires algériens sous le thème : « Générations migratoires : des paysans déracinés aux intellectuels "diasporiques". Les nouveaux émigrés se recrutent d'abord parmi l'élite », constate-t-il : « Ce sont de jeunes diplômés, des intelligentsias, des intellectuels qui, pour une large part, ont des difficultés d'insertion et de mobilité sociale. Ils cherchent du sens à leur vie, enserrés qu'ils sont dans des sociétés où des pouvoirs autoritaires prébendiers et corrompus les enferment. » 52% des nouveaux migrants sont des femmes Dans la foulée, le sociologue dénonce un « recrutement clientéliste sélectif et malthusien par les Etats dans un vivier de diplômés de plus en plus large dont la majorité reste sur le bord de la route ». Aïssa Kadri note également l'importance de l'émigration féminine qu'il évalue à 52% des départs enregistrés ces dernières années, notamment les femmes diplômées. « Les femmes diplômées acceptent même pour certaines d'entre elles des déclassements dans les pays d'accueil dans la logique d'une émigration vécue comme émancipation de l'appropriation/possession communautaire » atteste-t-il, avant d'ajouter : « Ces nouvelles migrations concernent ainsi quasiment toutes les strates sociales des sociétés du Sud. On voit à cet égard se développer des stratégies migratoires de familles ou de couples dont certains s'inscrivent ensemble dans la harga. » Nous serions, à l'en croire, passés d'un paradigme nationaliste dans les stratégies d'exil vers des migrations de rupture : « La différence notable avec la période ouverte par les transformations du tournant des années 1990, et plus particulièrement par les violences politiques internes, c'est que la première génération liait son exil consubstantiellement à l'idée nationale, à un nationalisme militant transmaghrébin, ou transafricain. Le combat étudiant anticolonial au sein des syndicats étudiants en "métropole" a pu en être l'illustration. La génération des années post-1990, à l'image des harraga, des brûleurs de frontières, que constituent les plus jeunes candidats à l'émigration, s'inscrit plutôt dans la rupture d'avec l'unanimisme national et les mythes nationalistes consolidés dans les années "développementalistes". » Nous terminerons par l'excellent exposé du chercheur Salim Chena, doctorant à l'Ecole de sciences politiques de Bordeaux. Sous le titre : « Exil et nation : Saïd, Merleau-Ponty et les harraga », S. Chena propose une approche « existentialiste » du sujet en convoquant Edward Saïd et le philosophe phénoménologiste Maurice Merleau-Ponty. Le politologue postule de prime abord que dans tout projet de départ s'opère « une rupture primordiale entre l'individu et son groupe social ». Se basant sur un texte d'Edward Saïd, « Réflexions sur l'exil et autres essais » (Actes Sud, 2008), il s'évertuera, à la suite de l'éminent penseur palestinien, lui-même apatride dans l'âme, à décrire l'expérience de l'exil sous un jour intimiste. « Agrippé à sa différence comme à une arme qu'il manie avec détermination inébranlable, l'exilé insiste scrupuleusement sur le droit qu'il a de refuser de se sentir à sa place », écrit-il en citant E. Saïd, avant d'ajouter : « Les exilés sont perdus dans le territoire dangereux de la non-appartenance. » Et Salim Chena de commenter : « C'est pourquoi la reconstitution idéologique de la nation leur donne accès à un habitus comblant le manque constant d'une communauté de référence et permettant de retrouver une continuité entre habitude et habitat. » L'exil ou l'âme déterritorialisée Edward Saïd tient à distinguer l'exilé du réfugié. Le réfugié appelle une « aide internationale urgente », souligne-t-il, « alors que l'exilé, enfermé dans sa solitude, errant par ses propres moyens, vit une expérience spirituelle », explique Salim Chena. Et de développer une réflexion sur la place qu'occupe « la langue et la maison » dans le moi profond de l'exilé. Emboîtant le pas à l'auteur de Culture et Capitalisme et L'Orientalisme, Salim Chena considère que, plutôt que de se confiner dans le pathos, l'exil doit être vécu comme une distance critique vis-à-vis du pays d'origine. « Au contraire, il faut rejeter la vie standardisée que propose la modernité, les idées reçues que véhiculent les producteurs de discours et de sens, et la centralité du pouvoir qui tend immanquablement vers la routine et la reproduction de l'ordre établi », plaide-t-il. En ce sens, tout projet de départ se veut une ouverture vers « d'autres mondes possibles », avec, à la clé, la possibilité de déconstruire, de défaire (et de se défaire) d'acquis, de schèmes culturels qui sont parfois sujets à caution. « Détaché d'un lieu et d'une nation, décentré, l'exilé peut accéder à une pensée en "contrepoint", défiant les ordres qui bornent habituellement le "chez soi", donc l'habituel, le familier, et le sentiment de sécurité qu'il procure au point de devenir "les limites d'une prison" », poursuit l'auteur de l'article. Résumant la « pulsion harraga », S. Chena dira : « En termes bourdieusiens, cela équivaut à souligner la contradiction entre les espérances subjectives et les chances objectives des agents. Autrement dit, loin de détester leur pays, les exilés ont perdu la force de soutenir cet amour. » « Les harraga estiment être en droit d'émigrer car ce qui leur est offert aujourd'hui ne les satisfait pas. Ce pourquoi leurs grands-parents se sont battus, ce que leurs parents ont construit après l'indépendance n'est plus ; la nation algérienne est pour eux déliquescente. Les mutations sociales qu'ont entraînées presque vingt années de violences politiques n'ont pas fait émerger un renouveau de la nation, mais ont épuisé petit à petit celle qui existait déjà », avant de conclure : « Même dans les années les plus noires de la guerre civile, jamais un tel phénomène n'a existé ; en effet, chaque camp avait ses références, ses représentations et ses modèles. Le délitement de la nation algérienne, malgré une solidarité quotidienne, vient probablement de l'affaiblissement des références et des représentations autres que celles du terroriste et du harrag. »