Au-delà de l'agitation médiatique et des histoires de jeunes agglutinés dans une barque prenant la direction de l'Europe, il y a bien d'autres dimensions à explorer. La revue Naqd d'études et de critique sociale l'a démontré sous deux “visages”. Le premier c'était son numéro 26/27 dont l'intitulé est “Migrants, migrance, el-Harga”. Le second est la rencontre autour du même thème organisé au siège du Cread (Centre de recherche en économie appliquée pour le développement) à l'université de Bouzaréah. C'était le 2 mars dernier et Liberté était présent. Six parmi les conférenciers, qui ont participé à l'élaboration du dernier numéro de la revue Naqd, sont intervenus devant une nombreuse assistance, composée essentiellement d'universitaires. À ce beau monde, il faut évidement ajouter le maître des lieux, Daho Djerbal. Historien et directeur de Naqd, l'homme s'est démené pour la réussite de cette table ronde. Donc “Migrants, migrance, el-harga”, trois termes d'actualité mais autour desquels l'horizon d'analyse a été “trop” obscurci. L'occasion a été ainsi donnée pour décortiquer le processus entourant tous les harragas. D'emblée, Djerbal annonça la couleur : “La scène publique est plus au moins restreinte si ce n'est pas fermée, ce qui interpelle l'opinion publique.” Des sociétés ébranlées par el harga D'emblée, il fallait constater l'absence d'un conférencier invité à la table ronde. L'anthropologue Emmanuel Thevet. Auteur d'une contribution dans le numéro de Naqd, “Les migrants illégaux : victimes et acteurs”, il n'avait pu être de la partie. La raison est des plus édifiantes, c'était une question de… visa pour rentrer en Algérie. Une défection remarquée surtout que l'agrégé en philosophie était très attendu sur sa “thèse” liant el-harga et le martyr. Toutefois, les débats ont été d'une telle richesse que ce premier “couac” est passé presque inaperçu. La mise à nu de la migration a été telle qu'au bout de la journée, les présents en sont sortis avec une toute autre vision du phénomène. Pas seulement en relation avec “nos” harragas, rêveurs de l'eldorado européen, mais il y avait également la migration interne représentée par les déplacements de plusieurs groupes venant des pays limitrophes. Un “aspect” trop peu mis en évidence, alors que la situation est des plus dramatiques. D'ailleurs faire un parallèle avec la migration africaine dans le territoire algérien et la situation de la région du Sahel, qui suscite tant de remous, est loin d'être une vision de l'esprit. Cependant, cet angle n'a pas été approfondi. Il y avait d'autres chantiers encore plus vastes à aborder par les intervenants. Les sociétés sont ainsi ébranlées, en amont comme en aval. Traversées par des mécanismes encore à l'état de gestation, elles sont en train de subir des mutations dont les effets sont loin d'être “clairs” pour les analystes. D'où l'hymne à la différence brandi lors de cette rencontre. L'humain ne pouvant pas, et surtout ne doit pas, se contenter de réglages prédéfinis. Une vision macro-sociale, tout en considérant l'élément individuel et en mettant en exergue l'interpellation des sociétés par el-harga. Une loi décriée Cependant, les “réactions” des pouvoirs publics sont allées dans un seul sens, la répression. L'attirail juridique mis en branle en est la meilleure illustration. La loi du 25 juin 2008, publiée le 2 juillet de la même année par le Journal officiel de la République algérienne, est venue durcir les conditions d'entrée, de circulation et de séjour des étrangers en Algérie. Pas seulement cet aspect, puisque la lutte contre l'immigration illégale a été l'un des sujets principaux abordés par Hocine Zeghbib, maître de conférences en droit public à l'université Paul-Valéry de Montpellier III. Il est revenu avant tout sur la genèse des dispositifs juridiques élaborés en Algérie depuis l'Indépendance. Il commencera par aborder l'ordonnance du 22 juillet 1966. Il mentionnera après “la souveraineté juridique”, dont les premiers contours ont “commencé à partir des années 70”, tout en faisant un parallèle avec les législations des pays voisins. À propos de la loi de 2008, l'auteur de la contribution “Les étrangers en Algérie : quel statut juridique ?” posera la question : “Faut-il continuer à pénaliser ?” avant d'affirmer qu'“il semble que la dépénalisation est en bonne voie”. Les effets de cette loi, relatifs à la migration africaine, ont été le sujet principal du père Jan Heuft. Vivant en Algérie depuis 1969, ce Hollandais a relaté devant l'assistance son expérience personnelle vécue tout au long de ces 41 années qu'il avait d'ailleurs, soulevé dans Naqd, dans son texte “Regards sur nos frères migrants et réfugiés subsahariens en Afrique du Nord”. Il exposera, les “histoires dramatiques” des Africains clandestins en Algérie avant de lancer : “Au fond, ce sont les mêmes lois que nous combattons en Europe qui sont appliquées ici.” La réalité du terrain Salim Chena était quasiment le seul à se présenter comme le plus “concret” dans son approche des harragas. Le jeune doctorant de l'Institut d'études politiques de Bordeaux s'est étalé sur ce qu'il a vu à Annaba, considérée comme la principale “capitale” de l'immigration clandestine vers l'Europe. En 2009, il avait fait le déplacement dans cette ville côtière et a pu voir les jeunes de la région et surtout leur quotidien. Une promiscuité qui lui a permis de “pondre” son texte “Exil et nation. Saïd, Merlau-Ponty et les harragas”. Il s'étalera sur les problèmes sociaux de la jeunesse locale n'hésitant pas à mentionner “le mépris des élites et des classes supérieures”. Aussi, l'un des points sur lequel il a insisté était relatif à l'image de ceux qui tentent, ou qui réussissent, leur tentative de rallier clandestinement l'Europe. M. Chena souligna ainsi que “les harragas ne sont pas ni suicidaires ni hors la loi”, tout en insistant sur la notion d'“exil à domicile” dans lequel ils vivent. De son côté, Aïssa Kadri (qui a signé avec Daho Djerbal la présentation du numéro 26/27 de Naqd) s'est distingué par son approche originale et percutante du sujet de la rencontre. Directeur de l'Institut Maghreb-Europe à l'université Paris VIII, il a énuméré les “bienfaits” de l'immigration qui, selon lui, “a montré la voie au mouvement national”. Il soulignera l'existence de “réseaux” dans l'immigration et “qui peuvent être classés en trois : ethnique, idéologico-politique et corporatif”. Revenant sur l'“actualité”, le sociologue avancera que la principale raison des flux migratoires à partir des pays de l'Afrique du Nord est “l'absence d'espoir”. L'argent et le développement La question du transfert d'argent des migrants a été le thème de la conférence du Musette Mohamed-Saïb, chercheur au Cread. Il s'est penché sur l'objet de sa contribution dont l'intitulé est “Transferts des migrants : un mirage pour le développement économique de l'Afrique ?” Le natif de l'île Maurice a essayé de “démonter” la surestimation des côtés positifs des transferts d'argent en n'hésitant pas à revenir sur son cas personnel. “Je suis en Algérie depuis 30 ans, et je ne peux pas transférer mon argent puisque la banque me l'interdit, et donc je suis obligé d'y aller (vers l'île Maurice, ndlr).” En plus des transferts, le sociologue a abordé la traçabilité de l'argent, aux niveaux local et continental. “En Algérie, les données existent mais elles ne sont pas diffusées, encore moins traitées”, dira-t-il. Transformation des formes de circulation Gérard Prévost, maître de conférences à Paris VIII, est revenu sur la “transformation des formes de circulation” chez les populations. Sa chevelure et sa boucle d'oreille n'étaient pas les seuls signes distinctifs des autres conférenciers. En choisissant une approche académique dans la présentation de son texte – “Qu'y a-t-il de nouveau aujourd'hui dans les manifestations migratoires” –, le sociologue a procédé par “thème”. En énonçant que “les formes de circulation, qui étaient auparavant sous forme d'effets de groupe, se sont individualisées”, il a établi les “nouveautés” autour de plusieurs axes : le niveau d'instruction des migrants ; l'érosion du nationalisme “qui a perdu sa force d'attraction” ; l'existence d'un processus de “désatisation” ; la redéfinition des espaces territoriaux sous l'influence de la mondialisation et la reconduction des anciens rapports d'inégalité à cause de la métropolisation. Pour cela, M. Prévost a prévenu de l'importance de l'analyse des effets des transferts de populations, tout en remettant en cause la notion de “migrations climatiques”. Selon lui, “elle a toujours existé” et “ce n'est qu'une redécouverte”.