Décidément, tout bouge dans la partie orientale du continent européen et même au-delà. Un tel mouvement fait en tout cas oublier la crise des mois derniers entre la Turquie et la Russie. En effet, le chef de l'Etat turc — sorti renforcé du processus antiputsch qui a culminé dimanche à Istanbul par une impressionnante manifestation organisée par le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002 — rencontrera aujourd'hui son homologue russe, consacrant ainsi une normalisation après des mois de crise. Cette rencontre qui aura lieu à Saint-Pétersbourg intervient deux jours après un rassemblement géant, qui se voulait au-dessus des partis en réunissant les principales formations de l'opposition à l'exception du parti pro kurde HDP. Une question de politique intérieure donc, mais qui n'est pas sans rapport avec les relations de la Turquie avec le monde extérieur. Erdogan, ne manque-t-on pas de souligner, n'aurait pas apprécié les réactions de ses principaux partenaires occidentaux à la suite du putsch manqué du 15 juillet dernier, s'est réjoui par contre de la position de Vladimir Poutine, un des premiers dirigeants étrangers à lui téléphoner pour condamner la tentative de coup d'Etat. Les relations entre la Turquie et la Russie n'ont jamais été faciles, la destruction de l'avion russe loin d'en être une des causes, en est toutefois une illustration. Pourtant, les deux pays avaient réussi à «compartimenter» les querelles sur des dossiers, tels la Syrie ou l'Ukraine, pour se concentrer sur la coopération stratégique comme le gazoduc TurkStream vers l'Europe, la construction d'une centrale nucléaire russe en Turquie ou l'objectif des 100 milliards de dollars (90 milliards d'euros) de commerce bilatéral. Mais quel sens donner en fin de compte à cette visite ? Prélude-t-elle, voire entre-t-elle dans le cadre d'une reconfiguration stratégique, ou constitue-t-elle un simple réchauffement des relations entre voisins ? La Turquie est soucieuse de réparer les dégâts provoqués par les sanctions russes sur ses secteurs de l'agriculture, de la construction et du tourisme. D'après des chiffres fournis par le Kremlin, les échanges commerciaux ont chuté de 43% à 6,1 milliards de dollars (5,5 milliards d'euros) de janvier à mai de cette année. Le tourisme a été très affecté par la désertion des Russes, dont les arrivées se sont effondrées de 93% en juin dernier par rapport à juin 2015. Si le tourisme commence à repartir, le projet de gazoduc TurkStream, qui devait acheminer 31,5 milliards de mètres cubes par an en Turquie via la mer Noire, et la centrale nucléaire Akkuyu devraient redevenir d'actualité. Ce qui voudrait alors dire que d'autres considérations auraient été surmontées, sinon abandonnées. Ce qui fait dire à un analyste que ce qui est envisagé, «c'est une relation plus durable mais de type plus pragmatique, non pas construite sur une relation personnelle ou idéologique, mais sur des intérêts communs». Quant à la normalisation, Erdogan l'a envisagée en juin dernier à la suite de son message à Vladimir Poutine faisant état des «regrets» de son pays au sujet de l'avion russe abattu par la Turquie en 2015. D'aucuns diront que ces retrouvailles sont normales du fait qu'Ankara a accentué son virage eurasiatique dès les années 2010, se rapprochant notamment de l'Organisation de la coopération de Shanghai (OCS), créée en 2001 par la Chine et la Russie avec d'anciennes Républiques soviétiques d'Asie centrale, dans le but de promouvoir un monde multipolaire. En mai 2010, les deux pays avaient mis en place un mécanisme diplomatique baptisé «Conseil supérieur de coopération», décidant de mettre de côté leurs différends et de développer leurs échanges (100 milliards de dollars d'ici 2020 contre 33 milliards en 2015). Le sens du pragmatisme est donc bien plus fort.