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« Pas d'économie performante sans démocratie » (2e partie)
Abderrahmane Hadj Nacer (Ancien gouverneur de la Banque d'Algérie)
Publié dans El Watan le 29 - 10 - 2006

Est-ce pour ces raisons que les gros industriels privés algériens n'ont pas, comme cela s'est produit ailleurs suivant une logique capitaliste bien connue, constitué des banques privées ?
Effectivement, l'histoire économique montre que la constitution des banques intervient juste après celle du capital pour multiplier la richesse. Aujourd'hui en Algérie, les groupes privés ne peuvent pas fructifier leur agent en mettant en place des institutions financières, au demeurant utiles à la communauté. Le cas algérien est assez unique : il n'y a pas un seul exemple dans le monde où l'on ait interdit l'émergence d'un secteur institutionnel bancaire privé. Je voudrais dire ici quelque chose de très politique : comme disait Napoléon, « la politique, c'est l'argent qui sert à payer la troupe laquelle sert à mater le peuple ». On ne peut pas régner aujourd'hui dans un pays si l'on n'a pas d'un côté une police et une armée et de l'autre un secteur bancaire capable d'assurer l'autonomie du financement de l'Etat. Or, en Algérie, et de façon paradoxale, on interdit la capacité de financement interne pendant que l'on accroît la capacité extérieure de financement en permettant aux étrangers de venir s'installer, d'avoir une position dominante dans le secteur bancaire, un secteur, rappelons-le, aussi stratégique que l'Armée. Il y a là une interpellation à faire au modèle économique et politique en cours en Algérie. La chose mérite d'être soulignée : l'Algérie est le seul pays qui n'organise pas l'émergence d'une classe d'entrepreneurs qui représente, tout de même, la base alternative à la rente. En Tunisie, on a construit une classe d'entrepreneurs économiques par secteur bancaire interposé. Le résultat est visible sinon impressionnant. Au Maroc, le Makhzen a assuré sa propre reproduction par l'intermédiaire du secteur bancaire. Les secteurs bancaires tunisien et marocain reflètent, par ailleurs, parfaitement les choix politiques de leurs pays respectifs. Le secteur bancaire algérien avait reflété dans le passé les choix politiques de l'Etat puisqu'il s'agissait de pomper le maximum d'argent disponible à l'intérieur comme à l'extérieur du pays pour financer les projets de développement du capitalisme étatique. L'absence, dans l'Algérie d'aujourd'hui, de stratégie bancaire et l'apparition brutale et sans contrepartie du secteur bancaire étranger montrent qu'il n'y a pas de projet d'émergence d'une classe d'entrepreneurs, ni même d'un projet politique.
L'Etat a alloué un budget de 80 milliards de dollars à la dépense publique pour soutenir la croissance économique par l'investissement dans les infrastructures, les travaux publics, l'habitat, etc. Quelle appréciation faites-vous de ce choix économique ?
La relance de l'économie d'un pays par les infrastructures est évidemment une bonne idée. Les économies européenne et américaine ont procédé de la sorte pour favoriser la création de l'emploi, de la valeur ajoutée, de la croissance économique. Est-ce le cas en Algérie ? Les économistes jugeront ex post : est-ce que l'investissement étatique dans les infrastructures a profité à l'économie algérienne ou aux entreprises chinoises ? Je ne veux pas stigmatiser les Chinois mais telle est la vraie question en économie. En général, il y a toujours une réflexion qui soustend un plan de relance économique. Faire une autoroute, c'est de l'industrie : quel type de politique industrielle y a-t-il par conséquent derrière le projet de construction ? Quel choix technologique ? Ce type de réflexion doit être relié aux capacités du pays en termes d'absorption, de suivi des dépenses, de profits attendus, etc. Nous n'avons pas l'impression que cette réflexion préalable a vraiment été engagée en Algérie. Cette lacune coûte cher au pays. Les pays qui se respectent n'achètent jamais sans contrepartie mais toujours selon un contrat off-set. Avant d'acheter les fameux chars Leclerc, les Emirats arabes unis ont négocié un « off-set program » avec les Français et obtenu d'eux que 60% dudit programme fasse l'objet d'un développement local. Ce type de démarche est absent en Algérie. Ce qui semble important chez nous, c'est d'avoir des logements ici et maintenant et non que les Algériens soient capables de produire eux-mêmes leurs logements. Ce recours peut se justifier en cas d'extrême urgence (catastrophes naturelles) seulement. Continuer à recourir à ce type de procédés relève en revanche purement et simplement de l'anti-économie. S'il faut mettre deux fois plus de temps pour construire un logement ou une route, alors il faut le faire car c'est là le prix à payer pour gagner un savoir-faire. La question qui se pose aujourd'hui est par conséquent celle de savoir quel profit va en tirer l'économie algérienne en termes d'organisation, de capacités de production et de reproduction.
Selon une étude récente de la Banque mondiale portant sur le taux de productivité par pays, l'Algérie - pays qui a consacré ces vingt dernières années 35% de son PIB à l'investissement arrive à la 85e place sur 93 pays étudiés, loin derrière la Tunisie - pays qui n'a pas les ressources financières pour investir autant que son voisin algérien - qui se classe au 15e rang mondial (devant Israël qui vient à la 19e place). Ne sommes-nous pas en train de refaire les mêmes erreurs du passé en renouant avec l'investissement public ? Pourquoi les ''performances'' macro-économiques du pays ne parviennent pas à générer des performances micro-économiques ?
De mon point de vue, vous touchez là le point essentiel. Pour simplifier, la différence entre un pays développé et un pays sous-développé réside dans la capacité d'ingénierie et d'accumulation. Pourquoi n'accumule-t-on pas de savoir-faire en Algérie ? Pourquoi refait-on les mêmes erreurs ? Comment se fait-il qu'il y ait un processus d'apprentissage en Tunisie et pas en Algérie ? Je répondrai par une image très forte : la suppression du ministère du Plan. Le bureau d'études de l'Algérie avait deux antennes : le ministère du Plan assurait la cohérence des décisions économiques et le secrétariat général du gouvernement, celle des textes. Pourquoi a-t-on supprimé le ministère du Plan ? Comme tous les convertis, nous sommes entrés dans l'économie de marché avec l'idée que le libéralisme signifiait l'absence de plan. C'est une erreur fondamentale parce qu'il y a des institutions de planification dans tous les Etats libéraux. Qu'on appelle cela commissariat de prévision ou institut de planification est un problème de terminologie. Par ailleurs, on a obéi de façon inconsidérée aux injonctions de la Banque mondiale, du FMI et des amis - de gauche et de droite - d'outre-mer, lesquels avaient un objectif bien précis, celui d'affaiblir l'Algérie. C'est un renoncement de souveraineté. D'ailleurs, à l'image de ce qui s'est passé pour le ministère du Plan, les capacités d'ingénierie dans les secteurs où l'Algérie jouissait et devrait jouir d'un avantage comparatif certain ont disparu, comme la liquéfaction du gaz, les ISMEE, la pétrochimie… Je voudrais citer ici l'exemple des Etats-Unis. Dans cette patrie du libéralisme économique, une loi oblige tous les Etats fédéraux à réserver 25% des contrats publics aux PME américaines. Il ne s'agit pas d'un protectionnisme rentier. Il s'agit d'un patriotisme économique qui n'est pas contradictoire avec la nécessaire compétition des entreprises entre elles. C'est précisément ce que l'on attend d'un pays comme le nôtre : on ne peut pas, sous le couvert du libéralisme, ne pas se doter d'un système qui favorise les entreprises nationales publiques et privées. (À suivre)


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