Plusieurs affaires de corruption ont éclaboussé ces dernières années le secteur bancaire algérien causant des pertes au Trésor public qui se chiffrent à plus de dix milliards de dollars. La recapitalisation des banques publiques a coûté par ailleurs à l'Etat au cours de ces quinze dernières années quelque 25 milliards de dollars. Partant de là, quelle analyse faites-vous en tant que banquier d'affaires et ancien gouverneur de la Banque d'Algérie du système bancaire algérien, de son cadre réglementaire et de ses logiques de fonctionnement ? Ce qui est en jeu à travers la question de la corruption, c'est la légitimité du travail, la nécessité de l'accumulation productive par l'effort, par opposition à l'enrichissement illicite, brutal, rapide, sans contrepartie. La corruption est apparue en Algérie parallèlement à l'affaiblissement de l'Etat ; elle découle de la difficulté à mettre une responsabilité dans une adresse déterminée : désormais, on ne sait plus qui fait quoi. Aujourd'hui, l'enrichissement rapide n'est plus sujet à caution : plus personne ne vous demande d'où vous vient votre fortune. Il y a eu ces dernières années comme une légitimation de l'enrichissement qui n'était pas nécessairement issu d'une accumulation légale. Cela est vrai y compris pour ces gens qui sont descendus du maquis avec de l'argent. Il y a cette mentalité extraordinaire qui consiste à dire « ceux qui ont raté 1962 ne doivent pas rater la conjoncture actuelle ». Le phénomène de la corruption n'est donc pas spécifiquement lié au système bancaire mais se rapporte à l'Etat dans son ensemble : c'est le type d'Etat qui conditionne l'économie. Il faut, pour mieux en saisir le sens, revenir un peu en arrière. La prise de conscience de l'échec du modèle économique algérien est apparue en 1979/1980. Toutes les réformes qui ont suivi ont été fondées sur le postulat suivant : c'est la réforme de l'entreprise qui amènera l'efficacité économique. Le secteur bancaire, à l'instar de tous les autres, n'a pas échappé à ce schéma. On avait constaté, à juste titre, que la gestion centralisée des entreprises arrivait à bout de souffle, mais on ne tirait pas les bonnes conclusions : la faible efficacité de l'économie algérienne était due au mauvais fonctionnement des entreprises et aux interférences de l'administration centrale. On n'osait pas aller jusqu'au bout de la réflexion, poser le problème de l'organisation de l'Etat et de l'interférence du politique. Il a fallu attendre 1989 pour franchir le seuil de la Constitution et dire qu'il ne suffisait plus de réformer les entreprises mais qu'il fallait désormais réformer le système de prise de décision lui-même. Revenons à présent au système bancaire qui est un excellent reflet du fonctionnement d'un pays. Le passage d'un système de gestion centralisée à un système de gestion décentralisée suppose la mise en place d'instruments de régulation très puissants. Ceci signifie donc le renforcement des capacités d'intervention étatique et non pas le dépérissement de l'Etat. D'où la nécessité d'avoir une banque centrale très puissante. Le problème, aujourd'hui, est le suivant : nous sommes tous arrivés à la nécessité de renforcer l'Etat mais on n'a pas su se donner les moyens de réaliser cet objectif. On a sorti des lois sans réapprendre aux agents de l'Etat (c'est-à-dire aux fonctionnaires, aux décideurs de premier et de second rangs) quelle allait être leur place dans le nouvel Etat. Le comble est que la place de ces derniers allait être beaucoup plus puissante dans le nouvel Etat comparativement à celle qu'ils occupaient dans l'ancien dispositif étatique. En l'absence d'une telle mise à niveau des agents de l'Etat, ces derniers, perturbés, ont fini, non par approfondir leur capacité de gestion du système, mais par reprendre le contrôle. Je m'explique. En matière de banques, vous avez deux façons de réagir à un dérapage du système : soit vous renforcez la Banque centrale, la Cour des comptes, l'Inspection générale des finances dans leur capacité de surveillance, de supervision et d'ingénierie, soit vous réagissez de façon brutale et vous dites je contrôle tout, et en contrôlant tout, l'Etat se met en avant-plan et se fragilise. Est-ce le sens du tour de vis opéré par les autorités monétaires depuis la découverte de l'affaire Khalifa Bank en 2003 ? C'est en gros le sens du tour de vis qui a été opéré. Et en même temps, l'Etat se fragilise parce qu'à chaque fois qu'il y a un scandale et, évidemment, les scandales sont de plus en plus grands, c'est l'Etat qui est en avant-plan. Or, quand vous avez un dépassement par rapport à la loi, il faut s'en tenir au cadre réglementaire, assumer la responsabilité là où celle-ci doit être assumée. Mais est-ce que l'affaire Khalifa Bank n'a pas aussi dévoilé les failles du cadre réglementaire ? Oui, l'affaire Khalifa a dévoilé des failles dans la législation ; elle a dévoilé les faiblesses des structures de supervision. Il ne s'agit pas là uniquement de la Banque centrale mais aussi de l'administration des finances, de l'IGF, de la police. Tous ces services de contrôle n'ont pas réussi à tirer le signal d'alarme. Alors de deux choses l'une : soit leurs instruments n'étaient pas adéquats et il faut les renforcer, soit l'information a été donnée et n'a pas été prise en charge. Dans les deux cas de figure, ce qui est en jeu, c'est la capacité de l'Etat à faire face par le renforcement de ses instruments de régulation : par sa complexification, sa modernisation donc, et non par une gestion directe. C'est dans ce contexte qu'un ancien ministre des Finances a déclaré que, telles qu'elles fonctionnent, les banques algériennes sont une menace pour la sécurité de l'Etat. Qu'en pensez-vous ? Moi je crois que tant que les dirigeants des entreprises, bancaires et autres, seront promus pour leur capacité à obéir plus que pour leur capacité à créer de la valeur, il n'y aura pas d'efficacité économique. Or, le grand problème du pays depuis 1980 est d'empêcher le politique d'intervenir dans la gestion des entreprises publiques. Il faut avouer que vingt-cinq ans plus tard, c'est l'échec total. La question est toujours la même : comment renforcer l'Etat en l'empêchant de gérer directement, au quotidien, toutes les petites mesures nécessaires aux entreprises ? Ce problème, on ne l'a pas résolu. Face aux risques de crises systémiques la réaction qui a consisté à réagir brutalement, par la gestion directe des banques publiques et par la quasi-interdiction de banques à capitaux privés algériens, et même plus par l'interdiction implicite du métier de banquier aux Algériens, peut conduire à la perte de contrôle du système bancaire au profit de grands acteurs étrangers. Ce problème est résolu dans tous les pays en rendant transparent l'acte de propriété (d'une banque) et l'acte de client (dans la banque), et non par l'interdiction. Des Etats-Unis à la Tunisie, ce problème est réglementé sauf en Algérie. Par conséquent, la menace ne vient pas des banques mais de ce système où vous ne pouvez pas avoir de banquiers privés algériens sous prétexte de scandales de corruption bancaire et où les banques publiques sont mises en danger en raison des logiques politiques qui, objectivement, les empêchent d'exercer normalement leur métier. Le grand danger ne vient donc pas des banques algériennes mais de la gestion politique de l'économie algérienne. Est-ce pour ces raisons que les gros industriels privés algériens n'ont pas, comme cela s'est produit ailleurs suivant une logique capitaliste bien connue, constitué des banques privées ? Effectivement, l'histoire économique montre que la constitution des banques intervient juste après celle du capital pour multiplier la richesse. Aujourd'hui en Algérie, les groupes privés ne peuvent pas fructifier leur agent en mettant en place des institutions financières, au demeurant utiles à la communauté. Le cas algérien est assez unique : il n'y a pas un seul exemple dans le monde où l'on ait interdit l'émergence d'un secteur institutionnel bancaire privé. Je voudrais dire ici quelque chose de très politique : comme disait Napoléon, « la politique, c'est l'argent qui sert à payer la troupe laquelle sert à mater le peuple ». On ne peut pas régner aujourd'hui dans un pays si l'on n'a pas d'un côté une police et une armée et de l'autre un secteur bancaire capable d'assurer l'autonomie du financement de l'Etat. Or, en Algérie, et de façon paradoxale, on interdit la capacité de financement interne pendant que l'on accroît la capacité extérieure de financement en permettant aux étrangers de venir s'installer, d'avoir une position dominante dans le secteur bancaire, un secteur, rappelons-le, aussi stratégique que l'Armée. Il y a là une interpellation à faire au modèle économique et politique en cours en Algérie. La chose mérite d'être soulignée : l'Algérie est le seul pays qui n'organise pas l'émergence d'une classe d'entrepreneurs qui représente, tout de même, la base alternative à la rente. En Tunisie, on a construit une classe d'entrepreneurs économiques par secteur bancaire interposé. Le résultat est visible sinon impressionnant. Au Maroc, le Makhzen a assuré sa propre reproduction par l'intermédiaire du secteur bancaire. Les secteurs bancaires tunisien et marocain reflètent, par ailleurs, parfaitement les choix politiques de leurs pays respectifs. Le secteur bancaire algérien avait reflété dans le passé les choix politiques de l'Etat puisqu'il s'agissait de pomper le maximum d'argent disponible à l'intérieur comme à l'extérieur du pays pour financer les projets de développement du capitalisme étatique. L'absence, dans l'Algérie d'aujourd'hui, de stratégie bancaire et l'apparition brutale et sans contrepartie du secteur bancaire étranger montrent qu'il n'y a pas de projet d'émergence d'une classe d'entrepreneurs, ni même d'un projet politique. L'Etat a alloué un budget de 80 milliards de dollars à la dépense publique pour soutenir la croissance économique par l'investissement dans les infrastructures, les travaux publics, l'habitat, etc. Quelle appréciation faites-vous de ce choix économique ? La relance de l'économie d'un pays par les infrastructures est évidemment une bonne idée. Les économies européenne et américaine ont procédé de la sorte pour favoriser la création de l'emploi, de la valeur ajoutée, de la croissance économique. Est-ce le cas en Algérie ? Les économistes jugeront ex post : est-ce que l'investissement étatique dans les infrastructures a profité à l'économie algérienne ou aux entreprises chinoises ? Je ne veux pas stigmatiser les Chinois mais telle est la vraie question en économie. En général, il y a toujours une réflexion qui sous-tend un plan de relance économique. Faire une autoroute, c'est de l'industrie : quel type de politique industrielle y a-t-il par conséquent derrière le projet de construction ? Quel choix technologique ? Ce type de réflexion doit être relié aux capacités du pays en termes d'absorption, de suivi des dépenses, de profits attendus, etc. Nous n'avons pas l'impression que cette réflexion préalable a vraiment été engagée en Algérie. Cette lacune coûte cher au pays. Les pays qui se respectent n'achètent jamais sans contrepartie mais toujours selon un contrat off-set. Avant d'acheter les fameux chars Leclerc, les Emirats arabes unis ont négocié un « off-set program » avec les Français et obtenu d'eux que 60% dudit programme fasse l'objet d'un développement local. Ce type de démarche est absent en Algérie. Ce qui semble important chez nous, c'est d'avoir des logements ici et maintenant et non que les Algériens soient capables de produire eux-mêmes leurs logements. Ce recours peut se justifier en cas d'extrême urgence (catastrophes naturelles) seulement. Continuer à recourir à ce type de procédés relève en revanche purement et simplement de l'anti-économie. S'il faut mettre deux fois plus de temps pour construire un logement ou une route, alors il faut le faire car c'est là le prix à payer pour gagner un savoir-faire. La question qui se pose aujourd'hui est par conséquent celle de savoir quel profit va en tirer l'économie algérienne en termes d'organisation, de capacités de production et de reproduction. (À suivre)