Pour de nombreux chefs d'entreprises, l'Algérie doit s'adapter aux réalités du marché et instaurer des mesures pour adopter une plus grande flexibilité dans les relations de travail. Une telle politique est-elle possible dans un pays caractérisé, de par l'importance de l'économie informelle, par une grande précarisation des travailleurs. Pour certains gestionnaires, le recours à la compression des charges salariales constitue l'ultime moyen de faire face à la concurrence et à la réalité du marché. L'actualité internationale vibre au rythme de la flexibilité du travail. L'on assiste, en effet, dans de nombreux pays, à des tentatives des gouvernements d'instaurer une certaine souplesse dans les contrats de travail. Dans certains cas, la résistance des travailleurs a été rude. L'on se souvient des grandes manifestations des étudiants français contre le projet de Contrat de première embauche (CPE) qui ont infligé au Premier ministre français Dominique De Villepin un revers cinglant, faisant capoter ses ambitions électoralistes. L'ancien chancelier allemand Shroeder a, lui aussi, été victime de sa volonté de réformer les mécanismes de l'emploi et de la sécurité du travail. Les votes des Allemands sont allés, de ce fait, vers Angela Merkel. Les économistes estiment, eux, que cette « realpolitik » est aujourd'hui inévitable. Qu'ils soient de droite ou de gauche, les gouvernements doivent, selon eux, trouver le juste équilibre entre les besoins des entreprises à s'adapter au marché, en usant de la variable sociale, et les intérêts des travailleurs qu'une trop grande flexibilité précariserait. C'est ce que souhaitent de nombreux chefs d'entreprises algériens. Dans une conférence animée récemment par le Cercle pour l'action et la réflexion autour de l'entreprise (CARE), « un entrepreneur algérien a mis en avant le fait que l'informel est en passe de devenir une solution pour les entreprises. L'informel est certes moralement condamnable mais c'est une solution pour les entreprises algériennes en attendant la flexibilité de l'emploi », a-t-il asséné. Le directeur de l'entreprises spécialisée dans les boissons Rouiba, M. Slim Athmani, a, lui, expliqué que les entrepreneurs algériens se trouvent coincés entre le marteau de la protection des travailleurs et l'enclume de la réalité du marché. « Nous ne sommes pas assez armés pour faire face à la concurrence internationale. Nous devons, de ce fait, comprimer les charges pour pouvoir tenir le coup. Nos concurrents ne sont plus dans la banlieue d'à côté. Et l'on se retrouve devant une équation bien difficile à résoudre. Nous ne pouvons pas augmenter les coûts des produits du fait que le pouvoir d'achat des Algériens est laminé, on doit satisfaire toutes les parties prenantes. Et en dernier recours, nous nous retournons vers les travailleurs », a-t-il expliqué. Il ajoute que « le processus d'ouverture s'est déroulé de manière très brutale ». Le chef d'entreprise est devenu, selon ses dires, une sorte d'« équilibriste » qui doit satisfaire à la fois les travailleurs et les actionnaires. Il se plaint aussi de ce que le volume horaire imposé par le gouvernement ralentit la productivité. « Les 40 heures de travail imposés par le gouvernement qui a calqué, au demeurant cette mesure, sur le modèle français des 35 heures, ne nous arrange guère », estime M. Athmani. Une réflexion qui fera dire à Alain d'Iribarne, directeur de recherche au Centre national de recherches scientifiques français (CNRS), présent à la conférence, que « si les gouvernements se mettent à imiter, l'échec est inévitable. Et qu'il faudrait s'inspirer des principes et les adapter à la situation ». Et de trancher : « L'innovation n'est pas seulement technique, elle peut être également institutionnelle. » Pour cet éminent docteur en sciences économiques, « la compétitivité ne peut être assise sur la précarité mais devra être être basée sur la solidarité ». Faisant le point sur les systèmes de flexibilité dans le monde, M. d'Iribarne expliquera que les entreprises mondiales sont moulées aujourd'hui sur le modèle de l'entreprise agile adaptative qui exige de son personnel la responsabilité, l'autonomie, la créativité et l'entreprenariat. L'autre modèle en cours d'émergence est celui du « top ten » qui consiste en une hiérarchisation dans laquelle tout le monde est en compétition. Il s'agit, souligne le conférencier, d'un « modèle américain qui consacre la fin de la logique de la solidarité ». En somme, pour M. d'Iribarne, « l'art du gestionnaire est de désordonner les ordres et ordonner les désordres ». Reste à savoir si une politique de flexibilité serait applicable en Algérie, sachant que l'informel prend une place aussi importante dans l'économie. Le ministre des Finances a parlé de 33% des entreprises algériennes qui se soustrairaient à l'impôt tandis que l'Union générale des travailleurs algériens (UGTA) estime le nombre de travailleurs non déclarés à la sécurité sociale à près de 50%. Selon les données officielles, l'économie informelle contribue à hauteur de 35% du PIB algérien. Le contrôle de la Caisse nationale d'assurance (Cnas) en 2002/2003 a permis l'immatriculation de 80.000 employeurs qui exerçaient en marge de la réglementation du travail. Inégalités dans les salaires Dans une étude réalisée par Mohamed Saib Musette, chercheur au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (Cread), pour le compte de l'Organisation internationale du travail (OIT), l'on parle même d'un mouvement « d'informalisation » de l'économie algérienne. D'après ce rapport, la domination du monde du travail par le secteur privé a été dopée par le développement de l'informel. A titre indicatif, souligne-t-on, le taux de l'emploi informel, selon l'affiliation à la sécurité sociale, était estimé à 26,6% en 1992, il est évalué à 34,7% en 2001, selon les données des enquêtes « main d'œuvre et démographie (MOD) ». La part des salariés dans la structure de l'emploi informel a pratiquement doublé, allant de 11% en 1992 à 20,7% en 2001. S'appuyant sur les résultats d'une enquête sur le niveau de vie (1995) et l'enquête sur la consommation des ménages réalisée en 2000, l'étude de l'OIT établit une première comparaison des niveaux des salaires. Même si les salaires dans l'informel ont marqué une augmentation de 25% en l'an 2000 par rapport à 1995, le taux moyen global cache des inégalités en rapport avec le secteur d'activité. Seuls les travailleurs du BTP et du secteur industriel enregistrent une nette augmentation des niveaux moyens des salaires par rapport au salaire minimum. Les salaires dans l'informel sont généralement inférieurs aux salaires mensuels du formel. L'agriculture, indique-t-on, semble servir les salaires les plus faibles, suivie des services marchands. En 2000, le salaire moyen dans l'informel était estimé à 12.250 DA/mois. Bizarrement, l'échelle des salaires informels est inversée selon le niveau d'instruction. Les salaires les plus élevés, remarque M. Musette, sont généralement perçus par les personnes analphabètes ou tout juste alphabétisés. L'on peut relever également que les plus jeunes (moins de 35 ans) perçoivent les salaires les plus bas tandis que le groupe des 40 ans et plus enregistre le niveau de salaire le plus élevé (plus de 2 fois le salaire minimum). Autre fait inquiétant : l'étude de l'OIT a observé une nette régression des salariés permanents (le taux passe de 60% en 1989 à 41% en 2001). Le taux des salariés temporaires enregistre un saut spectaculaire avec un triplement de son poids dans la structure globale de l'emploi durant la même période, passant de 7% en 1989 à 21% en 2001. Le secteur public, quoique en perte de vitesse, a souligné le rapport, maintient encore sa dominance dans l'emploi salarié, avec 56% de l'ensemble en 2001. Au total, le secteur privé n'emploie, selon la même étude, que 5,2% de travailleurs salariés permanents !