6. LA DETTE EXTéRIEURE AMéRICAINE Le développement des déséquilibres entre l'Asie et les Etats-Unis fait craindre une correction désordonnée et incontrôlée des flux financiers. En effet, si l'offre croissante de titres publics a, jusque-là, été absorbée par des achats massifs des non-résidents, notamment les banques centrales asiatiques, sans que cela ne pèse sur les taux d'intérêt américains et mondiaux, il faut dire que le bas niveau des taux longs apparaît à la fois le vecteur de la croissance mondiale mais également la source de ces déséquilibres. En effet, la question se pose jusqu'à quand ? Le déficit courant américain s'est résorbé une fois en 1980, une seconde fois en 1991, mais depuis, le déficit courant est en chute libre. En termes comptables, l'écart entre l'épargne nette et l'investissement net américain est égal au déficit de la balance courante, principalement le déficit commercial. Mais en sus qu'il y a une désépargne des ménages (le taux d'épargne est aujourd'hui négatif), ce qui rompt l'équilibre et provoque un flux de dollars en direction d'agents étrangers compensé en retour par un afflux de dollars par ces mêmes agents en titres américains, ce processus mis en marche depuis cinq années est en train de générer une nouvelle situation. Il pose le problème de la soutenabilité des déséquilibres américains qui réside dans l'absence de limites claires de l'augmentation de l'endettement par rapport à la croissance. Si jusqu'à présent la position débitrice des Etats-Unis n'a pas posé beaucoup de problèmes contrairement aux autres pays comme le Brésil, la Corée ou l'Algérie, qui eux étaient condamnés à accumuler des devises fortes pour rembourser leurs emprunts, les choses risquent de se retourner et entraîner les Etats-Unis à des choix douloureux. Les Etats-Unis ont toujours reçu plus d'intérêts et de dividendes du monde qu'ils n'en ont payé. La dette extérieure nette américaine est la différence entre tous les avoirs des étrangers aux Etats-Unis (bons du Trésor, actions, dépôts effectués dans le système bancaire, biens immobiliers, IDE étrangers en installations productives créées ou acquises sur le sol national) appelés passifs et des avoirs américains dans le monde ou actifs. Les données de la réserve féderale (3) montrent que les avoirs des Etats-Unis sont montés graduellement de 11% du PIB dans les années 1950 à 41% en 2004-2005. Partant de bien plus bas en début de période, les avoirs du reste du monde rattraperont le niveau des avoirs américains en 1985, à 23%. Mais à partir de cette date, la hausse des avoirs du reste du monde sur les Etats-Unis est plus marquée et en 2005, finira à 82% du PIB américain. L'écart entre les deux avoirs exprime la position financière nette des Etats-Unis vis-à-vis de l'étranger. Jusqu'en 1985, ce pays possédait davantage d'avoirs sur l'étranger que ce dernier sur les Etats-Unis. En 2003, l'excédent des avoirs étrangers atteignit 40% de la production du pays ! Si les Etats-Unis restent bénéficiaires nets de revenus d'investissements du monde (30 milliards de dollars en 2004, après 46 milliards en 2003) en raison du rendement supérieur des actifs américains détenus à l'étranger, une détérioration de leur position est néanmoins attendue à court terme. En effet, l'accentuation de l'écart entre les avoirs américains et leurs engagements bruts tend à faire diminuer cette position créditrice des Etats-Unis. L'OCDE estime que ce solde (4) sera très légèrement déficitaire en 2005, passant à - 0,2 % du PIB en 2006. Les Etats-Unis seraient alors des payeurs nets de revenu de facteurs. 7. L'ACCALMIE DES COURS MONDIAUX DES MATIèRES PREMIèRES La question qu'on a posé sur les déséquilibres de l'économie américaine jusqu'à quand ? Le déficit courant américain s'est résorbé une fois en 1980, une seconde fois en 1991, mais depuis le déficit courant est en chute libre avec en sus une dette extérieure nette négative. Deux explications à l'apparition de ces grands déséquilibres et aux importantes modifications qu'ont connues les mouvements internationaux de capitaux. La première argue de la « flexibilité accrue » des flux de capitaux mondiaux, thèse soutenue par Alan Greenspan, l'ancien président de la Réserve fédérale américaine, Mark Carney et John Helliwell de la Banque du Canada. La seconde, de l'instauration d'un nouvel ordre monétaire international, un « nouveau Bretton Woods » qui s'auto-entretiendrait, dont les défenseurs les plus célèbres de cette thèse sont Mike Dooley, David Folkerts Landau et Peter Garber, de la Deutsche Bank. Les deux interprétations sont séduisantes et toutes deux à vrai dire donnent une vision complémentaire de ce qui passe réellement sur le plan mondial. Une évaluation concrète de la situation mondiale est susceptible de nous éclairer sur ce qui se tend potentiellement dans un très proche avenir, c'est-à-dire en 2007. Pour l'heure, nous pouvons dire sans se tromper qu'il y a une accalmie sur le plan économique mondial tassement du baril de pétrole, faible évolution du dollar, pause du resserrement monétaire par la FED –, la cause est que l'administration américaine est plus concentrée sur la campagne électorale en novembre que sur son économie. Les élections mi-mandat redéfiniront le paysage politique américain le 7 novembre 2006, avec le renouvellement d'un tiers du Sénat et de l'ensemble de la Chambre des représentants. Les enjeux de cette élection sont lourds de conséquences, notamment en ce qui concerne les grands engagements de Washington jusqu'à la fin du second mandat de George W. Bush. Le vrai jeu économique ne commencera qu'en 2007 et les différents acteurs sous la pression de la nouvelle donne économique et des menaces de guerre qui persistent – l'essai nucléaire de la Corée du Nord et surtout la tension entre les Etats-Unis et l'Iran sur son programme complet d'enrichissement de l'uranium –, poursuivront des objectifs et a priori incompatibles. 8. QU'EN EST-IL DE L'éCONOMIE MONDIALE EN 2007 ? La question essentielle qu'on doit poser : qu'en est-il de l'économie mondiale en 2007 ? Et corrélativement, comment va évoluer l'économie américaine ? Le monde entier a les yeux tournés sur la première économie du monde. D'elle dépend la stabilité et la croissance économique comme d'elle peuvent venir de grands nuages sur l'économie mondiale. Et ces nuages précurseurs malheureusement existent et sont bien présents. Dans une conjoncture marquée par un fort degré d'incertitude, le meilleur moyen pour tenter de cerner l'évolution économique mondiale est de multiplier les éclairages. En effet, en étudiant plusieurs scénarios et en montrant le scénario tendanciel, on aura déchiffré l'embrouillamini qui entoure les enjeux actuels continentaux et qui plus est, donne des éléments d'appréciation certains sur la donne mondiale. Les enjeux ne sont pas seulement économiques mais ont aussi une grande importance stratégique pour la première puissance mondiale. Premier scénario Le premier scénario qui apparaît est ce que nombre d'économistes tablent : la FED (réserve américaine) va baisser le taux d'intérêt court et c'est ce qu'énnonce l'ancien économiste de la Maison-Blanche, Nouriel Roubini, dans son interview : « La Fed a bien fait de cesser dernièrement de relever ses taux d'intérêt. Car elle va devoir les abaisser d'ici à la fin de cette année 2006, lorsqu'elle verra se profiler le spectre de la récession. Même si son action ne sera pas suffisante pour l'éviter. » A une question du journal Le Monde, « Quels sont les signes d'une prochaine récession ? », il répond : « La Fed, elle-même, utilise comme indicateur pour évaluer la probabilité d'une récession la pente de la courbe des taux d'intérêt, c'est-à-dire l'écart entre les taux d'intérêt à long terme et ceux à court terme. » Ce modèle donne une probabilité de 44% « d'avoir une récession aux Etats-Unis. Si la pente de la courbe est inversée, c'est-à-dire que les taux longs sont inférieurs aux courts, c'est que les marchés s'attendent à une baisse des taux à court terme. Et si les taux courts baissent, c'est parce que, lors d'une récession, l'inflation diminue et que la Fed baisse ses taux d'intérêt. Ce signal est un très bon baromètre de la récession. » Evidemment, ce scénario est possible, puisque la Banque centrale américaine a pour mission d'assurer la stabilité des prix et le plein emploi, donc l'obligation de faciliter la croissance économique, contrairement à la Banque centrale européenne qui n'a pour objectif que la « stabilité des prix ». Mais, dans ce cas de figure précis, la situation est complexe, la FED n'a pas que la croissance économique comme objectif, mais à considérer dans sa stratégie qu'une croissance sur un fonds d'endettement prononcé, une dette extérieure qui se développe vite suite à un creusement du déficit courant plus grand en 2007 n'augure rien de bon pour l'avenir des Etats-Unis. En d'autres termes, baisser le taux d'intérêt court comme en janvier 2001 après la bulle des valeurs technologiques en 2000 équivaut à booster la consommation américaine, sans regard sur le moyen terme. Bien évidemment, la croissance économique aux Etats-Unis sera en hausse. En 2008, cette politique peut se poursuivre, mais à terme quel est le risque ? Comme l'a laissé entendre Marc Carney, commentant la thèse du « nouveau système de Bretton Woods », il écrit : « Un jour ou l'autre (à la lin de la présente décennie), le billet vert finira par se déprécier par rapport aux devises asiatiques, ce qui rétablira la viabilité de la position débitrice nette des Etats-Unis. Les pays asiatiques essuieront une perte de capital. Tout compte fait dérisoire par rapport aux avantages que leur aura procurés leur solide croissance économique basés sur leur exportation. Les « pays de la périphérie », dont le Canada, les pays d'Europe et les marchés émergeants d'Amérique latine, ont des changes flottants. Leur rôle se limite à celui d'observateurs intéressés, échappant au cercle vertueux censé exister entre les Etats- Unis. » Incontestablement, si ce scénario est de mise durant trois ou quatre ans aux Etats-Unis, un ajustement considérable à la baisse du dollar ne peut être qu'inéluctable à l'horizon 2009 ou 2010. Déjà, certains économistes européens et américains prévoient qu'à la fin du second mandat de George W. Bush, la dette extérieure nette américaine serait appréciable et pourrait approcher 7000 milliards de dollars. Dans ces conditions, aucun échappatoire possible pour les Etats-Unis. La dette libellée en dollar, dans leur propre monnaie leur donne un avantage contrairement aux autres pays qui eux seraient en cessation de paiement, les Etats-Unis n'auront d'autres alternatives que de monétiser la dette publique. Une baisse de 40% de la valeur du dollar par rapport aux autres devises entraînerait une baisse de 40% des avoirs de change en dollars détenus par les pays asiatiques, dont en tête la Chine et le Japon, à moins qu'entre-temps sentant le vent, ces pays auront tout juste le temps de convertir une fraction de ces réserves en monnaies autres que le dollar. Les pertes seraient considérables pour les investisseurs étrangers, mais c'est à ce prix que le système monétaire américain se viabiliserait, un ajustement massif du dollar dégonflerait les déficits courants et la dette extérieure, en les ramenant à des valeurs gérables. Un peu comme ce fut pour l'Algérie en 1994, lors du stand by et la dévaluation de 40% du dinar qui a vu le PIB perdre un tiers de sa valeur. Sauf que dans son cas, c'est l'Algérie qui a perdu et non les étrangers, sa dette extérieure a au contraire augmenté, de plus la correction s'est effectuée sous l'égide du FMI, alors que les Etats-Unis d'eux-mêmes, de leur propre gré, de l'initiative de leurs propres institutions monétaires. Ce que Marc Carney n'a pas mentionné, c'est que les pays arabes exportateurs de pétrole aussi se trouveront embarqués pratiquement dans le même bateau que les pays asiatiques en cas de crise. Par conséquent, la crise systémique ne manquera pas de les toucher, leurs réserves de change en dollars fondront comme neige d'une bonne partie de leur valeur. En conclusion, ce scénario qui entraînerait un desserrement monétaire et une expansion de l'économie américaine est possible en 2007, mais pas forcément probable car il entraînerait à terme une crise économique et monétaire grave au niveau mondial. Une perte de confiance importante sur la devise américaine en tant que monnaie de réserve et unité de compte internationale pourrait amener les grands acteurs économiques de la planète à lui substituer un autre système monétaire international. La crainte de cette éventualité poussera les Américains à une plus grande prudence en matière de monétisation des déficits et de la dette. Deuxième scénario Le deuxième scénario n'a pas la préférence des économistes, il s'agit d'une remontée supplémentaire des taux d'intérêt courts par la FED. Il est certain qu'un resserrement monétaire aurait grandement étouffé la consommation et ainsi participer en principe à une diminution du déficit courant américain. A condition toutefois que le robinet monétaire s'applique aux dépenses budgétaires de l'administration américaine. L'immobilier qui ralentit actuellement connaîtra une purge. Cependant, il n'est pas certain que les dépenses militaires américaines diminueraient. Si cela était, leur baisse aurait concouru à une réduction sensible du déficit américain. Mais eu égard aux 725 bases américaines disséminées à travers le monde et surtout l'occupation de l'Irak – un pays en guerre – par les Etats-Unis, le budget de la défense probablement n'en sera que croissant. Donc une antinomie dans les objectifs fixés par la politique économique américaine. Quant aux matières premières, en 2007, les prix ne s'affaibliront pas, ils seront au contraire soutenus, en particulier le cours du pétrole et de l'or qui lui est valeur refuge pour les investisseurs. En avril 2006, l'once d'or frôlait les 600 dollars. Le dollar s'appréciera sensiblement par rapport aux autres devises internationales. Bien que la hausse des taux courts américains sera lente et mesurée, le ralentissement américain s'étendra inévitablement aux autres économies du monde. Les autres Banques centrales surtout la Banque centrale européenne ne manqueront pas de suivre le mouvement haussier des taux d'intérêt essentiellement pour deux raisons : juguler l'inflation et éviter la fuite des capitaux européens vers les places américaines rendues plus attractives (rendements meilleurs), ce qui entraînerait une dépréciation importante de la monnaie européenne, l'euro. Ce scénario n'a pas la faveur des économistes, cependant, il est possible mais pas forcément probable. D'autant plus qu'il ne donne aucune perspective à long terme, c'est-à-dire quelle austérité, quelles mesure à prendre qui permettent la résorption des déficits jumeaux (courant et budgétaire) et empêcher le gonflement de la dette extérieure nette américaine. (A suivre) L'auteur est : Officier supérieur de l'ANP en retraite Chercheur Bibliographie : 3) Source : Flow of Funds (Federal Reserve). Où va l'économie étasunienne ? par Gérard Duménil et Dominique Levy. 4) Publication du Crédit agricole. Direction des études économiques. n° 92- septembre 2005.