Par : Pierre Daum Journaliste et essayiste Très cher Madjid. J'ai lu avec un grand intérêt la tribune que tu as publiée dans El Watan du 15 octobre, en réaction à la déclaration faite par le président François Hollande le 25 septembre dernier. Il s'agit en France d'une date particulière, puisque depuis 2003, à l'initiative du président de l'époque Jacques Chirac, le 25 septembre est institué «Journée nationale d'hommage aux harkis». Ce jour-là donc, François Hollande a déclaré : «Je reconnais la responsabilité des gouvernements français dans l'abandon des harkis, les massacres de ceux restés en Algérie et les conditions d'accueil inhumaines des familles transférées dans les camps en France.» Nous partageons toi et moi un certain nombre de convictions, sur lesquelles se fonde notre amitié. Celle, par exemple, qu'il ne peut y avoir de relation apaisée entre nos deux pays tant que le gouvernement français n'a pas reconnu de façon catégorique et solennelle que la colonisation est en soi un crime, et que ce crime en Algérie, qui a duré 132 ans, a provoqué des millions de morts dans la population algérienne, et un nombre de familles meurtries encore plus important. Je comprends dès lors parfaitement ton irritation, et celle de bon nombre d'Algériens, d'entendre le président de la République française reconnaître de façon catégorique et solennelle la souffrance des harkis, alors que celle du peuple algérien n'a toujours pas été reconnue. Même si nous savons parfaitement que les propos de François Hollande ont été dictés par un désir indécent de récupérer les bulletins de vote des enfants et petits-enfants de harkis lors de la prochaine élection présidentielle d'avril 2017 (un désir indécent exprimé le même jour par Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, François Fillon, etc., tous candidats eux aussi à la présidentielle), il reste qu'à travers lui, c'est la position officielle de la France qui a été exprimée. Dans le titre de ta tribune, j'ai immédiatement reconnu ton humour provocateur : les «massacres» des harkis seraient un «détail de l'histoire», au même titre que les chambres à gaz pour Jean-Marie Le Pen. Tu justifies ton propos en soulignant que «quelle que soit l'ampleur de ces massacres présumés, ils resteront sans commune mesure avec tous les crimes commis par la République française en Algérie». Or, même enrobé de provocation, un tel raisonnement ne tient absolument pas debout ! Ce n'est pas parce que le crime n°1 a fait 1000 morts, alors que le crime n°2 n'en a fait que 10, que le crime n°2 ne compte pas, qu'il n'est qu'un «détail», et que l'on doive mépriser les souffrances qu'il a engendrées. Mais surtout, tu appuies ton propos sur plusieurs faits historiques erronés, en même temps que tu en négliges d'autres. C'est sur ces faits que j'aimerais revenir. 1- Le nombre des harkis. Je te trouve étonnamment silencieux sur cette question. Dans mon livre Le dernier tabou..., je démontre que plus de 400 000 hommes adultes algériens ont porté l'uniforme français à un moment ou à un autre de la Guerre de Libération. C'est un chiffre énorme, qui contredit l'histoire officielle d'un peuple algérien qui se serait levé en masse contre l'oppresseur colonial. J'ai d'ailleurs immédiatement été attaqué à ce sujet par le ministre des Moudjahidine, Tayeb Zitouni. Mais surtout, ce chiffre souligne que la question harkie a concerné – et concerne encore – des pans entiers de la population algérienne. Avec un tel chiffre, il ne peut pas s'agir d'une simple «poignée d'horribles traîtres», mais d'un phénomène très complexe qui touche au cœur du système d'oppression colonial. 2- Les motivations des harkis. Tu évoques à juste titre les travaux consacrés à la question. Ils soulignent «la paupérisation et la misère» des masses paysannes de l'époque, «l'enracinement de conflits tribaux», l'extrême violence exercée par l'armée française, mais aussi, et c'est courageux de ta part de le dire, «les exactions de l'ALN». Notre ami Mohamed Harbi a déjà écrit combien certaines violences injustifiées exercées par des djounoud sur les populations paysannes avaient poussé certains à trouver refuge dans les casernes des Français. En tous les cas, ces travaux contredisent l'idée fausse répandue en France comme en Algérie d'un choix idéologique. Des deux côtés, on aime dire qu'«ils ont choisi le drapeau tricolore». Ce qui, comme tu le sais, est largement faux. 3- Les crimes commis par les harkis. Je suis surpris, cher Madjid, que tu reprennes sans recul critique ce cliché tellement facile du harki violeur de femmes, bourreau dans les salles de torture, ou meurtrier à Paris sous les ordres du préfet Maurice Papon. Or, il s'agit là, comme tous les clichés, d'une exagération de la réalité. Oui, il y a eu des harkis qui ont violé, qui ont torturé, et qui ont assassiné froidement des Algériens. Mais ils ne représentent qu'une toute petite minorité de l'ensemble des harkis ! Et n'oublions jamais que ceux qui ont organisé ces viols, ces tortures et ces assassinats sont des officiers français. Et ceux qui les ont exécutés sont essentiellement des soldats et des policiers français. C'est bien cela que nous voulons, toi et moi, que l'Etat français reconnaisse un jour. 4- Les «massacres» et leur instrumentalisation. Les trois années d'enquête que j'ai menées en Algérie auprès des anciens harkis restés en Algérie (une enquête qu'aucun chercheur français ni algérien n'avait menée avant moi) m'a permis de remettre en cause le discours français du «massacre généralisé des harkis» en 1962. Je montre dans mon livre comment ce discours est utilisé depuis 50 ans par les ultras de l'Algérie française pour justifier leur position sur le mode : «Nous avions raison de nous battre jusqu'au bout car nous voulions protéger les ‘‘bons Musulmans'' (les harkis) contre les ‘‘terroristes'' du FLN». Et lorsque «ce salaud de De Gaulle» a abandonné l'Algérie, les «terroristes» ont «massacré» les harkis jusqu'au dernier. Lorsque j'ai démontré dans mon livre que tout ceci était faux, je me suis fait violemment attaquer par ces ultras de l'Algérie française. Je suis donc atterré, comme toi, d'entendre le président François Hollande reprendre à son compte ce cliché des «massacres de harkis». Mais cela ne veut pas dire pour autant qu'il ne s'est rien passé ! En vérité, des milliers et des milliers d'entre eux ont été tués, assassinés, exécutés. Certains avaient commis des crimes, mais beaucoup n'en avaient commis aucun. Et aucun n'a eu droit à un procès équitable avant son exécution. Peut-on appeler cela un «détail» de l'histoire ? Non, bien évidemment. 6- Les harkis aujourd'hui en Algérie. On connaît le nombre de harkis partis en France en 1962/1963 : 30 000 maximum (100 000 en tout, en comptant leurs femmes et leurs enfants). Donc, si on reconnaît que le nombre d'Algériens qui ont porté l'uniforme français pendant la guerre était très élevé, et que celui des «massacres» est relativement faible, on est obligé de conclure que la majorité des harkis est restée en Algérie après l'indépendance, sans être tuée. Cependant, cette conclusion ne doit pas servir à alimenter les fantasmes d'un pays «aux mains des harkis» depuis 1962 ! Ni à stigmatiser les enfants de harkis qui occuperaient tel ou tel poste dans l'administration, ou dans telle ou telle équipe de foot ! Depuis quand un fils est-il responsable des actes de son père ? Pour conclure, je reprendrais une idée de ton texte avec laquelle je suis parfaitement d'accord : l'histoire des harkis est d'une très grande complexité, et il existe en Algérie un très fort déficit des connaissances en la matière. Pourquoi, en effet, aucun étudiant des facultés algériennes d'histoire ou de sociologie ne choisit l'histoire des harkis comme sujet de mémoire de Master ou de thèse de doctorat ? Pourquoi un tel silence ? Pourquoi un tel tabou ? En tant que professeur à l'université de Constantine, ne pourrais-tu pas mettre en place un groupe de recherche sur les harkis afin de produire une connaissance scientifique sur le sujet, loin de toutes instrumentalisations politiques ? Car loin d'être un «détail», cette histoire qui a déchiré une partie du peuple algérien en 1954 continue de ronger de l'intérieur la société algérienne de 2016. Avec toute mon affection et mon amitié, Pierre. P. D. Journaliste et essayiste, auteur de Le dernier tabou, les harkis restés en Algérie après l'indépendance, Actes Sud 2015 / Koukou 2016