Par Rosa Issolah Professeur à l'Ecole nationale d'agronomie (INA), El Harrach - Alger Les universités sont ce qu'auront fait d'elles ceux qui les composent et les dirigent» ; cette citation du philosophe islandais, Páll Skúlason, illustre parfaitement le sens de la responsabilité de l'enseignant-chercheur dans l'évolution du lien entre l'Etat et la Science qui a donné lieu au contrat entre la Science et la Société. Désormais, le métier de l'enseignant-chercheur est centré sur le concept de responsabilité vis-à-vis de la société et les scientifiques doivent produire une science «socialement robuste», (Fabienne Crettaz von Roten, Les relations entre les scientifiques et la société, revue de sociologie, 2010). Face à la société qui attend de la science des solutions sérieuses et honnêtes, le défi majeur de l'enseignent-chercheur est donc son intégrité morale qui doit le conduire à ne pas rester en marge des besoins de la société, ni en marge des débats scientifiques ; il y va de sa propre crédibilité et de celle de l'institution qu'il représente. S'il respecte l'esprit de son métier et s'il comprend son rôle spécifique dans le système d'acteurs, l'enseignant-chercheur conserve une liberté d'action qui lui permet de conduire ses engagements comme il l'entend. Il se positionne alors de manière indépendante, avec le regard décalé et la liberté de parole que l'on attend de lui. (Paris, Didier. L'enseignant-chercheur dans la société, Bulletin de la Société géographique de Liège, 52, 2009). C'est donc au nom de la responsabilité et de liberté de parole de l'universitaire que des professeurs de l'Ecole nationale supérieure d'agronomie d'El Harrach (ENSA, ex-INA), ont dénoncé plusieurs graves dysfonctionnements dont des inscriptions illégales de bacheliers en classes préparatoires sans moyenne requise et en doctorat sans concours. Contre toute logique universelle, et contre le droit à la liberté académique et d'opinion, Tahar Hadjar, le ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique a donné instruction pour licencier ces professeurs. Faut-il lui rappeler que la Constitution algérienne stipule dans son article 42 que «la liberté d'opinion est inviolable» ? Sachant que ces derniers ont transmis au ministre de l'Enseignement supérieur et à ses proches collaborateurs plus d'une vingtaine de requêtes restées sans réponses, cette décision de les licencier, pour une requête qu'ils ont transmise, en toute responsabilité et loyauté, à la présidence de la République, est une défiance aux plus hautes institutions de notre pays. Comment un ministre peut-il se placer au-dessus de la Constitution, du statut de l'enseignant-chercheur et du statut de la fonction publique en transformant le principe de liberté académique en une erreur professionnelle ? Ce drame que nous vivons est parfait pour expliquer pourquoi les tyrans sont les ennemis des intellectuels. Le tyran abuse de son pouvoir, il ne cherche pas à abolir les lois, il se place au-dessus des lois. Et que fait un tyran quand on s'oppose à son arbitraire et à ses injustices ? «Il exerce son autorité selon ses propres vues, il procède à des sentences d'exil, il étouffe l'initiative individuelle, la liberté de penser et le talent» ; en bref, «il faut couper les épis qui dépassent». C'est bien ce qui est arrivé aux professeurs de l'ENSA qui s'opposent à toute mesure au-dessus de la loi et qui défendent l'égalité des chances des étudiants. En novembre 2015, tous les candidats au doctorat ont passé un concours pour un nombre de places limitées, selon l'article 10 de l'arrêté 191 du 16 juillet 2012 qui exige le concours, et selon l'arrête 333 du 12 juillet 2015 qui a défini le nombre de places ouvertes au concours. En janvier 2016, de nouvelles places supplémentaires ont été créées pour des personnes citées nominativement, dispensées du concours (arrêté ministériel n° 4, du 2 janvier 2016). Pour les professeurs qui se sont opposés à l'injustice, la sentence tyrannique est tombée : ils sont licenciés et donc exilés de leur école ! Monsieur le ministre, que restera-t-il d'humain à l'Université algérienne après votre décision de licencier le professeur Abdelguerfi Aïssa et de lui couper son salaire ? Qui ne sait pas que notre professeur se bat avec courage et dignité contre un cancer depuis 10 ans ? Il n'a pas d'appartement à Paris, logé dans un F3, tous ses soins sont à sa charge. Sachant que vous avez eu le privilège de bénéficier de soins à l'étranger, ses parents, amis et collègues sont secoués par l'injustice de votre décision. Lui couper le salaire, c'est l'obliger à interrompre ses soins et ses examens médicaux qui sont très coûteux. C'est une atteinte à la dignité de toute la communauté universitaire algérienne et à la «grandeur» d'un pays comme l'Algérie. On mesure à quel point un pouvoir sans conscience est dangereux ! Monsieur le ministre, faut-il vous rappeler que le professeur Aïssa Abdelguerfi est une figure emblématique de la communauté des agronomes en Algérie. Dans les années 1970, il a fait partie du tout premier noyau d'enseignants qui a relevé le défi de l'algérianisation du prestigieux Institut national agronomique (INA) d'El Harrach, un joyau de l'Algérie créé en 1905. Homme de laboratoire et de terrain, il incarne toutes les valeurs d'un scientifique engagé auprès des institutions des ministères de l'Agriculture, de l'Environnement et de la Culture. Ses travaux sur les fourrages, les espèces pastorales, les ressources phytogénétiques, la biodiversité ainsi que sa parfaite connaissance du terrain algérien constituent une valeur inestimable pour l'Algérie. Reconnu à l'échelle internationale, il a dirigé plusieurs projets de partenariat financés par l'Union européenne, l'ICARDA… au bénéfice de l'Algérie. Auteur de plus d'une centaine de communications et d'une quarantaine d'articles scientifiques, ce chercheur chevronné a été primé par le directeur de Thomson Reuters, Emea Sales, pour sa contribution à l'Excellence internationale dans la recherche scientifique. Aujourd'hui, le professeur Abdelguerfi est une personnalité qui fait partie de la mémoire des sciences agronomiques en Algérie et sans aucune exagération en Méditerranée. Comment expliquer aux générations entières d'ingénieurs, de magistères et de docteurs qu'il a formés, et à ses partenaires internationaux qui suivent cette affaire avec la plus grande attention, que vous avez décidé de lui faire subir l'humiliation extrême pour un scientifique : une fin de carrière brisée et piétinée après 40 années dédiées à la formation et à la recherche. Pour le ministère de l'Enseignement supérieur, un licenciement abusif de professeurs qui ont dénoncé des dysfonctionnements, avec dossiers à l'appui, est un échec cuisant de son mode de gouvernance. Après tant de sacrifices consacrés par notre pays pour que son Université rayonne sur la société et au plan international, ce vent d'obscurantisme qui souffle sur l'Université algérienne est très inquiétant. On se croirait en ce triste 17 février 1600 où Giordano Bruno qui a formulé le principe de l'inertie, 19 ans avant Galilée, fût brûlé vif pour avoir osé dire que la Terre tourne autour du Soleil. L'avoir brûlé, après lui voir arraché la langue, n'a pas empêché la Terre de tourner autour du Soleil, comme cela n'a pas empêché la théorie de l'inertie d'ouvrir la porte à toute la science moderne. Ceux qui pensent nous faire taire par un licenciement abusif n'ont rien compris au concept universel de la responsabilité de l'enseignant-chercheur sur lequel se fonde tout notre engagement vis-à-vis de l'Algérie. La tyrannie et la science ne peuvent pas cohabiter. Les enseignants qui défendent le principe de l'égalité des chances des étudiants et un projet de grande Ecole au service de la sécurité alimentaire de l'Algérie sont à leur place ; ils ne partiront pas. En revanche, un ministre qui soutient des méthodes tyranniques n'a pas sa place auprès de l'élite scientifique. Alors, qu'il parte ! Mes propos sont certainement très durs, mais que vaut le poids des mots par rapport au poids du licenciement abusif que doit porter le professeur Aïssa Abdelguerfi ? Affaibli par une longue maladie, sans salaire, harcelé par des huissiers de justice à son domicile, pour un conseil de discipline, il doit faire face à l'effondrement de quarante années de vie dédiées à ses étudiants.