En Algérie, les éditeurs donnent peu d'écho aux travaux universitaires en littérature pour différentes raisons, sur lesquelles il serait fastidieux de s'étendre. L'un des motifs évoqués est lié au lectorat qui, en matière d'essais, ne s'intéresserait qu'à l'Histoire. Un point de vue qui se défend quand on voit les tirages atteints par certains ouvrages consacrés à des personnalités historiques mais un argument insuffisant par rapport à la vocation du métier d'éditeur. Cela dit, présentons l'ouvrage du professeur Charles Bonn, une autobiographie intellectuelle intitulée, Lectures nouvelles du roman algérien. L'essai vient de sortir en France chez l'éditeur universitaire et scolaire Garnier. Ce livre dense et riche en références, suit Charles Bonn de colloques en conférences, décryptant et analysant le roman algérien écrit en langue française. Tout d'abord, l'auteur nous rappelle qu'il a découvert notre littérature de façon fortuite en 1969 même si, à cette époque, le roman algérien avait déjà inscrit quelques lettres de noblesse dans le panthéon littéraire universel. Mais il n'est jamais trop tard pour bien faire. Cette rencontre avec le roman algérien s'est faite à Constantine, lieu de mémoire incontournable immortalisé par maints écrivains. Comme il se doit, la découverte heureuse a eu lieu dans une librairie. A son arrivée dans l'antique Cirta comme professeur, Bonn acquiert Le polygone étoilé de Kateb Yacine. Ce fut le coup de foudre et un bouleversement au sens étymologique du terme. La lecture de l'œuvre est un sésame qui lui ouvre un monde esthétique nouveau avec ses personnages atypiques, sa poétique novatrice et ses thématiques bariolées. Voilà pour le côté anecdotique du moment fondateur, puis l'auteur embarque les lecteurs dans son univers de chercheur passionné. C'est ainsi qu'au fil des pages, le lecteur se familiarise avec les œuvres de Mohamed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun et d'autres écrivains nés en France ou ce que l'on appelle «écrivains de la deuxième génération». Charles Bonn essaye tout au long de ses écrits de s'éloigner de l'analyse thématique pour aller au fond des choses en travaillant sur la littérarité. Il veut montrer que la littérature algérienne a une poétique, c'est-à-dire un style et une manière d'utiliser la langue française comme nulle part ailleurs. C'est cette esthétique qui fait sa réputation et son entrée dans les grandes universités du monde. Les éditeurs prestigieux deviennent sensibles au roman algérien, sans oublier toutes les distinctions qu'il a engrangées tout au long de ses dernières années. Charles Bonn revient aussi sur les difficultés rencontrées dans l'institution universitaire française à imposer cette littérature algérienne considérée comme mineure, non attractive et saturée de sexualité ! Il faut rappeler par ailleurs que les départements de littérature française des universités françaises sont souvent de véritables forteresses tenues par des normaliens conservateurs qui ne jurent que par Flaubert et Proust. Pour revenir au contenu de l'ouvrage, il est structuré en quatre grandes parties dont la première est consacrée à la production de l'histoire. Dans cette section, Charles Bonn évoque l'entrée du roman algérien sur la scène littéraire mondiale. L'auteur nous parle du roman et sa relation avec la naissance de la nation algérienne. Ainsi, on voit comment la littérature a contribué à illustrer l'âme de la société algérienne considérée comme inexistante par l'idéologie coloniale. Dans la continuité de cette histoire, l'auteur montre comment un écrivain tel Kateb Yacine avec l'extraordinaire roman Nedjma a pu produire une œuvre qui rompt avec les canons du roman du XIXe siècle et propulser ce genre dans une modernité heureuse. Beaucoup d'écrits sont consacrés aussi à l'œuvre de Mohamed Dib avec des analyses très novatrices qui rompent avec le commentaire du texte classique et sa lecture très didactique. Justement, au long de ses interventions, Charles Bonn encourage les étudiants et les jeunes chercheurs à se frotter à ces géants de la littérature algérienne et ne pas croire qu'il existe des chasses gardées inféodées à certains pontes. Il n'oublie pas aussi de mettre en valeur la littérature produite par les jeunes immigrés de la diaspora algérienne en France. Une génération qui a pris le relais des pères fondateurs en donnant à la littérature algérienne d'autres sonorités et d'autres manières d'écrire. L'objet nommé «littérature algérienne écrite en langue française» devient donc plus complexe et difficile à saisir. C'est pour cela que le professeur Charles Bonn s'est toujours impliqué dans la recherche en Algérie pour donner à entendre de nouveaux discours sur cette littérature algérienne. L'auteur n'oublie pas de parler de l'espace et de la localisation de cette littérature car le lieu d'où l'on parle et l'on écrit reste très déterminant. La troisième partie est consacrée au sens, qui est errant et difficile à saisir, pour finir avec le roman familial. Même s'il n'aborde pas la littérature produite actuellement en Algérie, l'ouvrage de Charles Bonn qui s'inscrit dans la perspective de l'histoire littéraire, montre que le roman algérien est digne d'être lu et qu'il reste toujours surprenant par sa richesse et sa poétique. Charles Bonn, «Lectures nouvelles du roman algérien, Essai d'autobiographie intellectuelle», Classique Garnier, Paris, 2016.