Neuf heure, service d'ophtalmologie de l'hôpital Nafissa Hamoud (ex-Parnet). Il n'y a pas vraiment foule à l'entrée, mais suffisamment pour que la porte soit fermée. Pour accéder, il faut pourvoir décrocher un jeton, délivré par le jeune agent de sécurité sur ordre d'une secrétaire médicale. Si vous n'avez pas de rendez- vous, ce n'est même pas la peine d'y penser. Nous décrochons le 13, un signe déjà. Mais comme on n'était pas vendredi, il n'y avait pas de quoi être superstitieux. A l'intérieur, les deux salles d'attente étaient déjà archicombles. La secrétaire médicale se chargeait d'admettre les patients dans la confusion la plus totale. Les jetons délivrés à l'entrée ne servaient en réalité pas à grand-chose puisque deux heures et demie plus tard, nous étions encore là, tandis que d'autres admis bien après nous étaient rentrés chez eux. Car ici, ce n'est pas le premier arrivé, le premier servi. Mais plutôt «dis-moi qui t'envoie, je te dirai si tu peux passer». Vers 10h, on est convoqués dans la salle de consultation pour la constitution d'un dossier. Munis d'une lettre adressée par notre médecin traitant, nous avions bien pris soin de préciser que nous souhaitions voir la chef du service ophtalmologie, à laquelle la lettre était adressée. «Pas de problème», nous dit l'une deux secrétaires médicales. Mais d'abord, il faut remplir le dossier. Quelques questions de routine, plus tard, nous en avions presque fini, quand survient la question piège : «Vous venez de la part de qui ?», interroge l'une des deux secrétaires, le stylo à la main prêt à retranscrire le nom «mot de passe» de notre intermédiaire. Evidemment, nous venions de la part de quelqu'un, sans qui nous n'aurions pas obtenu un rendez-vous. Mais nous allions bientôt nous rendre compte que connaître quelqu'un ne suffit pas, car sur l'échelle du piston, il y a des niveaux et des règles à respecter et nous ne remplissons pas toutes les conditions. Notre intermédiaire était un fonctionnaire à la direction générale de l'hôpital. Le problème, c'est qu'il avait également intercédé en faveur d'un autre patient auprès du chef de service. Car il y a une règle. «Pas plus d'une faveur par intermédiaire», nous dit la fonctionnaire qui, sans prévenir, déchira, sur-le-champ, le carton vert sur lequel elle venait juste de cocher nos informations. Nous étions encore sonnés par ce qui venait de se produire quand elle nous lança: «N'ayez pas peur, je vais vous arranger ça.» Une sorte de promesse que nous finirons par voir un médecin. Ce qui fut le cas deux heures plus tard au prix de multiples tentatives de supplication auprès de tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un personnel médical. Nous n'étions pas seuls. Beaucoup d'autres patients affichaient le même désarroi. Mais ce n'était pas le seul point en commun, car tous semblaient venir de la part de quelqu'un et tous se voyaient poser la question piège, à telle enseigne que dans ce service, les patients n'étaient pas identifiés par leur nom, mais par celui de leur intermédiaire. Quant à pouvoir rencontrer la chef de service, c'est tout simplement impossible. «Ya hasrah, elle ne reçoit pas n'importe qui», nous dit la secrétaire avec une pointe de sarcasme. Au sortir de la consultation, on se dit que ce jour-là, nous aurions donné n'importe quoi pour ne pas être n'importe qui, si seulement nous avions su… Pas étonnant que dans ce cas les patients se ruent vers le privé, quitte à payer le prix fort, quand on connaît l'anarchie des tarifs qui y règne. Un moyen de se payer un meilleur service et parfois même de se racheter un peu de dignité au passage.