L'artiste et plasticien Azwaw Mammeri expose jusqu'au 10 janvier 2017 à la galerie Sirius, à Alger. Dans cet entretien, il donne une clé de lecture de sa dernière exposition baptisée «Hors ton». - Vous revenez sur le devant de la scène artistique après une absence remarquée d'une dizaine d'années... Effectivement, je me suis retiré de la scène artistique pendant une dizaine d'années. Pourquoi ? Eh bien, d'abord parce que nous n'avons pas suffisamment de galeries d'exposition. Dans la capitale, il en existe trois ou quatre. Pas plus. C'est insuffisant. De plus, pour organiser une exposition de peinture, il faut une aide financière conséquente. Dans un passé récent, il était facile d'organiser une exposition. Aujourd'hui, un tel événement artistique nécessite beaucoup de moyens financiers pour, entre autres, la conception d'un catalogue et l'encadrement des tableaux. Ceci étant, j'ai fait de petites expositions qui n'ont pas été médiatisées. Il faut savoir que je n'ai jamais cessé de peindre. Je suis arrivé à participer dans des expositions éphémères avec la fondation Mahfoud Boucebci. Histoire d'avoir le regard de l'autre, car j'en ai besoin, comme j'ai besoin du regard des critiques. - Vous dévoilez au public une collection haute en couleurs intitulée «Hors ton» qui renseigne sur le contenu de l'exposition... A un certain moment, je voulais écrire personnellement un texte, mais cela n'a pas abouti. Initialement, j'avais opté pour le titre «En-bi fragmentée en hors ton», mais par la suite, comme j'ai fait un travail avec le poète Abderrahmane Djelfaoui, il avait proposé «Quand la vie est absurde, la peinture est en hors temps». Et comme nous vivons des moments où il y a plein d'incertitudes, je ne voulais pas tomber dans le fatalisme. Je suis de nature très optimiste, mais ce qui se passe dans mon pays et dans le monde me touche, m'inquiète et m'intéresse, car je suis concerné. Avec cette expérience, j'ai réagi à fleur de peau. C'est le contexte dans lequel nous vivons que j'ai convoqué. Je suis donc venu avec une trentaine de tableaux et trois sculptures. C'est un travail qui a été réalisé en 2016. Bien sûr, c'est à peu près en résonnance avec les travaux que j'ai fait en 2013 et 2015. - Vos sujets se traduisent par des regards hagards et des silhouettes déambulant vers néant... J'ai centré mon travail sur le regard. C'est le regard de l'autre. Le regard hagard des gens que je rencontre dans la rue. Il y a beaucoup d'interrogations à travers ces regards qui se reflètent. On a l'impression que ces regards nous transmettent le message suivant : «Qu'est-ce que nous sommes en train de faire actuellement ?» C'est par rapport à ce que nous vivons depuis les années 1990. Mais bien sûr qu'il y a toutes les séquelles psychologiques. Il ne faut pas changer de génération pour que tout cela s'efface. De plus, mes formes sont tourmentées. J'avais fait un travail dans les années 2000, pour dénoncer la décennie noire. Dans certaines de mes œuvres, j'ai donné un côté abstrait aux personnages qui sont placés en arrière-fond. Ces derniers ont l'air d'être torturés. Au-delà des gens torturés et violentés, il y a toujours cette lumière de l'humanité en eux, qui est visible quelque part. - Justement, les visages sont androgynes. Sur la centaine d'œuvres que j'ai préparées, je n'ai pas fait un tri, j'ai tiré au hasard. Bien sûr, il y a la présence du couple et des groupes de personnes. On peut dire que dans ma conception de la vie, il y a toujours quelque part des gens qui veillent pour nous, ce que j'appelle les vigiles et les veilleurs. Dans les couples et les portraits, je mets toujours en évidence les yeux, mais il n'y a jamais de cheveux. On a l'impression que c'est beaucoup plus masculin que féminin. Je suis parti d'un principe, je prends le visage androgyne où le regardeur ou la regardeuse peuvent se retrouver peut-être. - Vous excellez également dans les formes géométriques et l'incontournable signe berbère... Le signe revient en force, c'est normal. C'est mon identité. C'est également l'identité de tout Algérien. Je tiens à rappeler que quand je fais une exposition, ce n'est pas toujours les mêmes travaux que je présente. J'ai toujours eu le souci de ne pas me répéter. Il y a beaucoup de peintres qui sont restés dans les mêmes formes et couleurs. Cette fois-ci, pour cette exposition et la prochaine d'ailleurs en 2017, je me suis dit qu'il fallait être créatif et dépasser, transcender. Les signes «bébêtes» reviennent à chaque fois, c'est normal. Ce ne sont pas des objets de décoration, mais ils font partie de la peinture elle-même. - Le concept du masque revient souvent chez vous. Pourquoi ce penchant ? J'ai toujours travaillé sur les masques. J'utilise du bois de palmier pour les confectionner. Pourquoi le masque ? Tout simplement parce qu'il dégage le côté mystérieux. Pour marquer mon africanité, je travaille sur le plan identitaire qui repose sur trois éléments phares, à savoir l'identité amazighe, africaine et méditerranéenne. Ces trois éléments nous permettent de nous construire, d'une part, et de me construire en tant qu'artiste et de tirer mon inspiration, d'autre part. N'oublions pas que l'Afrique est le berceau de l'humanité. La Méditerranée est le berceau des civilisations et mon pays est le croisement de ces deux mondes. - A quoi est dû ce choix de ne point intituler vos tableaux à chacune de vos expositions ? C'est une question qu'on me pose souvent. C'est un principe pour moi. Donner un titre à une œuvre, pour moi, c'est pervertir le regard de l'autre ou encore du regardeur. Je laisse libre cours au public pour faire son choix. Un artiste exposant qui donne un titre, donc guide l'interprétation de l'œuvre. C'est comme s'il bloquait quelque part la communication entre le regardeur et l'œuvre. Le titre risque d'induire en erreur. Ne pas donner un titre à un tableau est la meilleure façon de communiquer avec le public. - Comment définissez-vous votre peinture sachant que vous maîtrisez plusieurs techniques artistiques ? Je ne me catégorise pas. Je ne suis pas dans un tiroir. Je laisse le soin aux critiques de le faire. En 2016, on utilise beaucoup de concepts pour cataloguer ou qualifier. Moi, je me considère comme un peintre, un créateur libre. Je n'arrive pas à me définir. Tout comme je n'arrive pas à définir l'art. Je pars du principe que si on définit un art, c'est un mot qu'on tue. Il y a des mots et des concepts qui, une fois définis, sont morts. J'ai toujours laissé une ouverture. Je n'aime pas trop définir mes phrases. - Vous travaillez parfois par intermittence, préférant laisser de côté une œuvre pour mieux l'exploiter plus tard... Je travaille par série. Parfois, il y a un rapport de force entre l'artiste et le tableau. Parfois, il y a un rapport entre dominé et dominant. Parfois, c'est le tableau qui domine, parce qu' il n'arrive pas à vous donner ce que vous cherchez. Parfois, il y a un jeu un peu coquin entre le tableau et l'artiste. L'exposition est en elle-même une mise à nu pour l'artiste. Elle n'est pas totale peut-être, elle se fait graduellement, en fonction des expositions, mais c'est déjà une mise à nu. Il y a aussi une autre problématique, c'est l'autocensure. Par exemple, je voulais proposer des nus, mais je sais qu'on ne peut pas accepter ce genre de choses. Je ne vois pas pourquoi les poètes et les écrivains arrivent à briser ce tabou en parlant du nu, alors que les peintres n'en parlent pas. N'oublions pas qu'en Algérie, nous n'avons pas une culture de l'image. - Avez-vous une autre exposition en chantier ? Le prochain numéro sera pour 2017. Je suis pressé d'aller vers la prochaine exposition.