«L'apport de la musique chaâbie à l'éveil de la conscience du mouvement national» a été le thème d'une conférence animée, le jeudi 12 janvier 2017, par le sociologue, musicologue, chercheur, historien, écrivain, maître de conférences à l'université des Frères Mentouri de Constantine, Abdelmadjid Merdaci, à la salle Aït Aïder du village Aghribs, chef-lieu de commune relevant de la daïra d'Azeffoun, à 45 km au nord-est de Tizi Ouzou. Cette rencontre, organisée par l'APC d'Aghribs, en collaboration avec l'association culturelle «Taboudoucht» du village éponyme et la section communale du RCD, a réuni un nombreux public issu de la localité et aussi des communes voisines venu écouter ce spécialiste du Mouvement national pour l'indépendance de l'Algérie. Le chercheur a répondu «avec beaucoup de plaisir et d'enthousiasme» à l'invitation du maire des Aghribs, Rabah Yermèche, afin de parler et débattre en cette occasion de Yennayer 2967. Le Pr Merdaci, qui a fait sa thèse d'Etat sur le chaâbi dans toutes ses dimensions et ses variantes populaires, adressera «ses vœux et ceux des profondeurs du Constantinois pour un «Assegwas ameggaz» à l'occasion de la célébration de cette fête du Nouvel an amazigh à travers l'Algérie, tout en nous disant que «ce qui m'a fait venir ici, c'est ce qui nous lie tous ; notre attachement, notre amour commun pour cette chère patrie», dira le professeur Merdaci. Il indiquera que de tout temps et notamment durant l'ère de la colonisation, «le chaâbi était pratiqué dans toutes les régions d'Algérie, et ce, que ce soit l'andalou, le melhoun, mahjouz, malouf, hawzi, kabyle…, par des "parias", des marginalisés, qui exprimaient les douleurs et misères qu'ils vivaient et que vivait le peuple algérien». C'est ainsi, dira-t-il, qu'il a voulu partager avec ses lecteurs, à travers ses œuvres et ses écrits, cette «marginalité», avouant avoir une relation personnelle très dense avec le monde de la musique chaâbie, qu'il a assidûment fréquenté à Constantine. Selon un témoignage qu'il a reçu de Mahieddine Bachtarzi, ajoute-t-il, «la Radiodiffusion française a mis en place la station d'Alger et on a commencé à diffuser sur cette station des émissions en langue arabe et kabyle, d'où ce qu'on appelait les "Elak". Ces émissions, qu'on aimait écouter sur la station d'Alger – une découverte pour nous – donnaient des programmes et faisaient des portraits de musiciens algériens et, tout enfant de 5 - 6 ans, j'adorais les écouter en découvrant El Hadj Mahfoud Mahieddine, Cherif Kheddam, Slimane Azem, Cherifa, Fadila Dziria, Meriem Fekkaï, El Fekhardji, El Anka, H'ssisen, M'rizek… Tout ça, je l'ai vécu en étant encore enfant», se rappelle l'historien-chercheur. Il explique que «les Français n'avaient pas comme but, c'est évident, de destiner les "Elak" à la promotion de la culture algérienne, bien au contraire, mais ces dernières ont en revanche réussi à décloisonner le chant culturel algérien en nous permettant de découvrir toute la profondeur et la riche diversité culturelle de notre pays. Pour moi, les Elak c'était aussi important que le Parti du peuple algérien (PPA), qui portait certes le projet indépendantiste à partir de 1937, mais les Elak ont commencé à baliser un imaginaire algérien ; c'est important, parce qu'en 1947, la proclamation des Elak a été confiée à un personnage fabuleux, très grand intellectuel, originaire de Mascara (enseignant à l'origine), poète et journaliste ; il s'agit de El Boudali Safir. Celui-ci, chargé alors de la programmation de ces émissions de langues arabe et kabyle, lance aussitôt des orchestres algériens, un de l'andalou, dirigé par Abderrezak Fekhardji, un autre, bédoui, dirigé par Khelifi Ahmed, un autre, de musique moderne, dirigé par Mustapha Skandrani et un autre encore de musique populaire dirigé par M'hamed El Anka», précise le conférencier. «Tous ces orchestres donnaient des concerts radiophoniques à travers lesquels on pouvait écouter, dans toutes les régions, les chants et cultures de la vaste Algérie, et c'étaient des moments-clés pour El Boudali Safir, qui opérait méthodiquement leur classification, ce qui n'existait pas auparavant». Après l'indépendance, poursuit M. Merdaci, «il y a eu la continuité avec la RTA, et dans le contexte de l'effervescence du recouvrement de la liberté pour l'Algérie, il y a eu cette manière de nationalisation des musiques, et au cours d'une rencontre en décembre 1964 dans la périphérie d'Alger, la grande question qu'on avait posée était : ''Que faire pour la promotion des musiques d'Algérie ?''. On a eu ensuite deux grandes conférences de l'enfant de La Casbah, Bachir Hadj Ali, un poète, écrivain, dirigeant politique (PCA), quelqu'un d'attaché à la musique citadine et surtout à la personne de Hadj M'hamed El Anka auquel il avait d'ailleurs consacré un portrait magistral dans le quotidien Alger Républicain», explique le conférencier, en signalant que «l'origine de la musique chaâbie vient des meddahine (troubadours), et d'ailleurs, le premier disque en ardoise d'El Anka, en 1928, est signé ''M'hammed El Meddah'', ceci pour expliquer un peu la situation de nos futurs cheikhs à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, lorsque nos aînés, nos aïeux, vivaient sous le code de l'indigénat qui les dépossédait et réprimait sévèrement». Au début du XXe siècle, avec un éveil progressif, ajoute le professeur, «les Algériens changent de registre et rentrent dans le chant de la confrontation politique, et il y a même eu des résistances armées, avec les violences et répressions que l'on sait. L'une des plus brutales a été celle menée contre El Mokrani et El Haddad dans la Soummam. Ce dernier sera d'ailleurs arrêté, jugé et emprisonné à Constantine où il mourra en détention». En 1891 environ, ajoute-t-il, «la France envoie à Constantine une commission sénatoriale d'enquête après des excès de répression sur la population ''indigène''. Ensuite, les élites constantinoises, des propriétaires terriens, etc. rédigent une lettre, classée par des historiens comme ''Lettre des indigènes de Constantine'' et les revendications qu'elle contenait vont marquer le Mouvement national, car elles portaient sur l'identité algérienne, le respect des valeurs de l'islam et de celles de la famille algérienne en général». Puis, relate l'invité de la mairie d'Aghribs, «à La Casbah d'Alger, au début du XXe siècle (vers 1903), deux frères lançaient la distribution de revues en arabe à des lettrés algériens, avant de créer une imprimerie, ''Ettaâlibia'', devenue plus tard nadi (club), puis y naîtra El Moutribia.... Et c'est un réel éveil, une effervescence qui voient le jour partout…». Le conférencier évoquera «la stratégie du recours par la colonisation à ''l'urbanisation citadine'', ces villes vers lesquelles fuyaient des migrations, notamment de Kabylie, de Biskra, de Jijel..., à cause de répressions et de dépossessions dont les populations faisaient l'objet de la part de l'administration coloniale». L'orateur expliquera ensuite longuement comment s'est effectué «l'apport de la musique chaâbie à l'éveil de la conscience du Mouvement national», tout en présentant un tant soit peu son dernier livre intitulé Les compagnons de Sidi Guessouma : Contribution à l'histoire du chaâbi, un ouvrage qui se veut «une continuité» de son précédent livre intitulé Dictionnaire des musiques citadines de Constantine. Aux nombreux intervenants dans les débats pour lui exprimer «leurs vifs remerciements de s'être déplacé à Aghribs pour donner une aussi brillante conférence et un éclairage historique utile», le sociologue-professeur constantinois n'a cessé, avec une modestie et une simplicité admirables, de rétorquer : «C'est à moi de vous remercier pour être venus si nombreux m'écouter» en exprimant son «immense plaisir» de se retrouver dans cette chère région qui a enfanté les Issiakhem, Abdoun, El Anka, El Ankis, Didouche, Iguerbouchene, Saïd Sadi, Fellag…