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D'Alger et d'ailleurs
Musique. Vers une histoire du chaâbi
Publié dans El Watan le 19 - 11 - 2016

Lors de la dernière édition du Festival national de musique chaâbie, le premier prix a été remporté par un jeune interprète de Chlef. Il en est ainsi depuis une dizaine d'éditions.
Le chaâbi n'est plus l'apanage d'Alger et de ses environs. Mais cela a-t-il jamais été le cas ? C'est la question que posent de plus en plus de spécialistes. Sans remettre totalement en question la place privilégiée d'Alger comme source et foyer de la musique chaâbie, l'on découvre (ou redécouvre) la présence importante du genre dans d'autres villes. Une présence qui ne date pas d'hier mais qui a commencé, au contraire, dès la première moitié du siècle dernier.
Bien plus, le chaâbi, tel qu'on le connaît depuis Cheikh El Hadj M'Hamed El Anka est, lui-même, le produit de mouvements de populations et d'échanges entre différentes régions d'Algérie.
«On a tendance à réduire la musique chaâbie à l'Algérois. Au-delà des clichés et des mythes qui entourent ce genre musical, à ce jour nous n'avons qu'une variante anecdotique d'une histoire bien plus complexe. Mais ne faut-il pas remonter les racines d'un chant populaire qui n'a pas fini de se livrer ? Autour des personnages qui ont marqué cet art et des sèves qui les ont nourris, il s'agirait, de façon vivante, de lieu en lieu, depuis la mémoire des lieux, de remonter le cours de ce grand mouvement qui, par sédimentation, a produit une forme musicale et poétique particulière». C'est ce qu'affirmait Réda Doumaz lors d'une conférence au Crasc en janvier 2016. Lui-même interprète remarqué de musique chaâbie, Doumaz développe également une réflexion sur les origines et le rayonnement de ce genre musical marqué par la figure tutélaire de Cheikh El Anka.
Il a ainsi conçu et présenté une passionnante série d'émissions sur les ancrages du chaâbi, à Alger, bien sûr, mais aussi à Koléa, Médéa, Mostaganem, Annaba, Jijel, Béjaïa… Intitulée Les arcanes du chaâbi, cette production a été diffusée sur Canal Algérie durant le Ramadhan 2015 et a reçu un bel accueil auprès des amateurs du genre (elle est toujours disponible sur internet). A l'image de cette émission, une tendance profonde semble s'orienter vers l'affirmation du chaâbi comme une musique nationale. «Le chaâbi est algérois, comme le mahdjouze est constantinois, sauf que le chaâbi se chante à Jijel, Mostaganem, Blida, Annaba, Béjaïa et le mahdjouze pas», explique Abdelmadjid Merdaci dans son excellent ouvrage sur l'histoire du chaâbi à Constantine (Les compagnons de Sidi Guessouma : contribution à l'histoire du chaâbi), qui vient de paraître aux éditions du Champ libre.
Pour raconter le chaâbi de Constantine, l'auteur, connu et reconnu pour son travail d'historien et de sociologue, met à profit les outils des sciences humaines (histoire, sociologie, anthropologie…) en vue d'inscrire un nouveau chapitre d'une histoire du chaâbi débarrassée des légendes et hagiographies qui alourdissent trop souvent la littérature sur le sujet.
Abdelmadjid Merdaci, déjà auteur d'un remarquable dictionnaire des musiques citadines de Constantine, aborde son sujet en posant le problème de la naissance et de la définition du chaâbi. Il situe la naissance du chaâbi dans les années 20, époque de l'édition des premiers disques de M'hamed El Meddah (premier nom de scène de M'hamed El Anka).
Loin d'être une apparition spontanée ou une naissance ex nihilo, cet avènement du genre se place dans un contexte particulier qui l'éclaire à plus d'un titre. Merdaci revient sur la séquence historique qui va de la fin du 19' siècle aux années vingt du siècle dernier. Une période où s'effectuera la maturation puis la montée des élites algériennes («musulmanes» selon la terminologie de l'époque) avec une présence dans la presse ainsi que la fondation d'associations… Ce mouvement s'accompagna naturellement d'une quête de nouvelles expressions culturelles à même de porter et d'affirmer la profondeur historique algérienne.
Au théâtre, Allalou revisitait les contes de Djeha (1926) dans une adaptation scénique inédite en dialecte algérien, tandis que Mohamed Racim s'appropriait l'art de la miniature avec des sujets historiques ou légendaires faisant référence à l'Algérie d'avant la colonisation… «Le chaâbi renvoie à la mise en musique d'un différentialisme algérien», résume Abdelmadjid Merdaci. Une affirmation de la différence (vis-à-vis du colon) qui reprend notamment la dimension religieuse comme valeur refuge : on pensera notamment à l'importance du répertoire du madh, composé de louanges au Prophète de l'islam, dans la naissance du chaâbi.
D'un autre côté, le genre se différencie dès le début du répertoire citadin traditionnel. Sur le plan de l'organologie, Merdaci rappelle : «L'histoire qui a fixé, sur ce point particulier, le rôle inédit et décisif de Hadj M'Hamed El Anka dans l'invention du mandole, érigé depuis comme instrument identitaire du chaâbi, fera aussi assurément place à Hadj Abdelghani Bouchiba, natif de Constantine, qui, dans l'ensemble de Cheikh Nador introduira le banjo ténor dans la formation musicale algéroise.»
Faut-il rappeler aussi que El Anka lui-même est issu d'une famille kabyle installée à La Casbah ? C'est d'ailleurs le cas de la plupart des pionniers du chaâbi.
Ce mouvement de populations est un élément fondateur de l'histoire du
chaâbi, souligne Merdaci. Un processus d'acculturation, d'échanges et d'adaptation à la culture citadine des migrants a donné naissance au joyau musical qu'on appelle aujourd'hui chaâbi. L'auteur renvoie ici à un précieux article signé Bachir Hadj Ali (reproduit en intégralité en annexe de l'ouvrage).
Poète d'exception et figure de proue du communisme algérien, Hadj Ali était également un fin musicologue. Il montre dans son article comment la survie de la culture citadine était en difficulté au lendemain de la Première Guerre mondiale. Et cela pour plusieurs raisons : la fuite des citadins à partir de 1830 (vers le Maroc, la Syrie et la Turquie), l'exode de 1913 à la veille de la Première Guerre mondiale et le délitement de l'artisanat dont les revenus tout autant que les codes hiérarchiques étaient vitaux pour la bourgeoisie de La Casbah.
C'est dans ce contexte qu'arrivent les migrants de Kabylie, mais aussi de Jijel ou Biskra, qui assimilent rapidement les codes de la cité et les réinventent à leur manière. Un des points forts de la recherche de Merdaci est qu'elle lie l'apparition du chaâbi à Constantine à un phénomène similaire de migration, qui produit un croisement inédit entre amazighité (avec les nouveaux arrivants issus en grande partie de la vallée de la Soummam) et citadinité.
On est là face à un changement total de perspective dans l'histoire du chaâbi où Alger n'aurait plus la centralité stricte et parfois exclusive qu'on lui assigne habituellement. Le chaâbi de Constantine procède ainsi de sa propre dynamique historique, à côté bien sûr de l'influence algéroise. Il en va de même pour d'autres régions à l'image, par exemple, de Mostaganem avec l'immense interprète Maâzouz Bouadjadj et l'ancrage profond du genre dans la ville de Lakhdar Ben Khelouf (poète du 16e siècle, pionnier du genre melhoun largement chanté dans le chaâbi). Au risque d'enfoncer une porte ouverte, il convient de rappeler que tout le chaâbi ne vient pas d'Alger.
Déjà sur le plan musicologique, Hadj Ali soulignait la variété des influences qui se sont greffées sur la musique arabo-andalouse, le hawzi et le aroubi pour donner naissance au chaâbi. Il évoque notamment le mode sihli, «dont les vestiges se retrouvent en Grande Kabylie et dans le Hoggar, particulièrement dans les séances de l'imzad.
A Alger, il était l'enfant chéri des mahchachat (fumeries), au son du guember». Voilà qui élargit considérablement le champ des influences. Par ailleurs, le rythme est considérablement accéléré et les nouveaux instruments (mandole, banjo) apportent des «stridences» nouvelles que Merdaci met en rapport avec la vie urbaine dans les nouvelles villes coloniales. Loin de mener une petite vie bourgeoise, les pionniers du chaâbi se recrutaient plutôt parmi les ouvriers ou les petits employés, vivotant souvent de petits métiers mal payés.
On n'est plus dans le raffinement citadin, mais au cœur de la vie urbaine et de ses réalités nouvelles. L'historien rappelle d'ailleurs une expérience inédite de mécénat menée au lendemain de l'indépendance avec l'orchestre de la Casorec (Caisse sociale de la région de Constantine), où nombre de musiciens chaâbi étaient employés. Nous pouvons rappeler également que El Anka avait enregistré une chanson publicitaire pour la société pétrolière Shell, dont le disque était offert dans les stations-service de cette compagnie.
Merdaci décrit la société du chaâbi constantinois comme initialement souterraine (quasiment une «contre-culture» selon son expression) évoluant dans les marges du malouf et autres musiques citadines bien présentes, elles, dans les fêtes familiales et les festivités publiques. C'est aussi une société masculine de travailleurs qui vit sa musique (faute d'en vivre) comme une fête permanente loin des postures et des hiérarchies. L'absence de figures «totémiques», équivalentes des Nador, El Anka ou Mrizek algérois, est d'ailleurs soulevée par Merdaci. Il y a aussi l'absence de gros enjeux économiques étant donnée la faiblesse de l'édition et de la promotion du genre. La communauté du chaâbi constantinois se vit plutôt comme une fratrie rassemblée par des choix esthétiques et des lieux emblématiques. L'un des plus importants est le foundouq de Sidi Guessouma : «Sidi Guessouma est le saint patron des hchaïchiya.
Artisan cordonnier, il aurait vécu dans ce foundoq, qui porte son nom, situé à Rahbat Essouf, cœur commerçant de la médina». C'est dans l'ambiance enfumée de ce foundoq qu'ont évolué les pionniers et les figures de proue du chaâbi constantinois, tels que Mohamed-Chérif Merkouche, Ahmed Yedjer, Cheikh El Ouanès ou Cheikh Larbi dit «G'ma».
C'est El Anka qui aurait donné ce surnom, signifiant «mon frère» en tamazight, à Mohamed Larbi Zerouala, virtuose de la mandoline et artiste entouré de légendes. Certains cafés ont également joué un rôle rassembleur et participé au rayonnement des nouvelles sonorités. Durant les années 50, le café Boulila diffusait par exemple régulièrement de la musique chaâbie via les Elak (émissions radio en arabe et kabyle avec le premier orchestre de «musique populaire» dirigé par El Anka sous l'autorité de Boudali Safir à qui l'on doit cette appellation qui sera traduite après l'indépendance en «chaâbi») ou à travers les disques des éditions Dounia.
«L'écoute, collective le plus souvent, marquera sans doute bien plus que la transmission directe l'ouverture ou l'initiation au chaâbi à Constantine, d'autant qu'il devait longtemps demeurer soumis à une forme de censure dans l'espace domestique familial», écrit Merdaci, qui dessine une topographie des lieux de chaâbi à Constantine. Il s'agit le plus souvent de petits espaces de rencontres conviviales dans les locaux de mélomanes, tels que Allouane Bentounsi, Mohamed Cherif Merkouche ou Tayeb Bouda.
C'est à travers des témoignages inédits que Merdaci nous invite à une immersion dans la scène musicale locale et son évolution. Des acteurs-clés, tels que Mohamed Azzizi, Mohamed Hamdi, Dahmane Boudida ou encore Amar Bouhabib (auquel un hommage a été rendu en 2013), racontent à la première personne l'histoire méconnue du chaâbi à Constantine. Si le genre n'a pas connu le développement fulgurant qui a eu lieu à Alger, sa pratique s'est toutefois transmise avec régularité et se poursuit aujourd'hui encore avec d'excellents interprètes d'envergure nationale à l'image de Tarek Difli.
Sous-titrant son ouvrage Contribution à l'histoire du chaâbi, Abdelmadjid Merdaci nous rappelle que cette histoire reste en grande partie à écrire. Nous avons peut-être aujourd'hui le recul nécessaire, avec un rapport plus apaisé aux différentes dimensions de notre identité, pour aborder enfin ce pan de notre histoire culturelle dans toute sa complexité et sa richesse.
Si le destin du chaâbi a été et reste national, c'est probablement parce que sa naissance et son évolution ont également été nationales. Chercher à enfermer ce genre, né d'un melting-pot algérien, dans un purisme régional ou passéiste, relève du contre-sens. Aujourd'hui, le genre continue à vivre en s'enrichissant de nouveaux apports et en s'ouvrant à d'autres franges de la société. D'ailleurs, le plus jeune candidat au dernier festival de chaâbi, qui est reparti avec le troisième prix, était une femme !


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