Invitée dans le cadre du premier forum consacré au soufisme et à ses expressions artistiques, la grande diva de la chanson sacrée se livre sans détour à El Watan. Pour parler de son terroir et de son admirable cheminement de jeune fille de Kerbala, la plus sainte des cités du chiisme, où le conservatisme prend toujours une connotation plus forte que nulle part ailleurs, Farida Mohamed Ali se situe dans la plus fidèle lignée de Mounir Bachir et Nadhem El Ghazali. Avec cependant son double défi de femme et d'artiste issue d'une ville où la tradition constitue un véritable cercle de représailles. Vos sensations en visitant l'Algérie et Mostaganem... Je suis très heureuse de revenir en Algérie pour la troisième fois. C'est mon premier spectacle à Mostaganem avec son imposant public que je vais affronter pour la première fois. J'ai pu apprécier durant les deux premières soirées combien ce public était connaisseur. Ayant le privilège de clôturer cette grande manifestation dédiée totalement à la musique savante, j'espère que je ne le décevrai pas. Je suis convaincue qu'il appréciera le maqâm irakien. Comment êtes-vous venue à la chanson ? Il est connu que ce genre musical a toujours été, notamment en Irak, une chasse gardée des voix masculines. J'ai appris cette musique dans des conditions particulièrement dissuasives. Les femmes n'étaient même pas admises dans les théâtres et sur la scène artistique, en général. En ce qui concerne le cercle très fermé du maqâm, il était entièrement réservé aux hommes. Pourquoi ? Etant donné l'effort qui est nécessaire à l'interprétation, tout le monde considérait que pour chanter dans ce répertoire, il fallait avoir une force vocale et musculaire solide. Par ailleurs, les chanteurs ne se produisaient que dans les cafés de Baghdad, qui sont par définition un territoire réservé aux seuls hommes. Il y avait également d'autres occasions comme les fêtes religieuses. Il y a aussi la barrière des textes originels qui sont pour la plupart des poèmes religieux, ce qui suffisait pour en éloigner la femme arabe. Ce n'est que plus tard que des textes temporels feront leur entrée dans ce répertoire. C'est pourquoi, le nombre de femmes qui auront tenté l'expérience se comptait sur les doigts de la main. C'était une défiance à l'ordre machiste ? En effet, mais me concernant, j'ai été encouragée par mon entourage familial. Elevée dans une famille de mélomanes, j'ai toujours été attirée par la chanson. Déjà à l'école primaire, il m'arrivait de me produire, ce qui m'a donné beaucoup d'énergie. Mais c'est incontestablement ma fréquentation des cours de mon maître Mounir Bachir à l'Institut de musique de Baghdad, dont il est le fondateur, qui finira par me conquérir. Ce grand maître avait, de par ses nombreux voyages en Orient et en Occident, une parfaite connaissance du monde dont il appréciait toutes les musiques. Il encourageait l'élément féminin et l'usage des instruments traditionnels qui sont incontournables en musique traditionnelle. C'est à l'institut de musique que j'ai eu la chance de m'initier durant les six années d'études auprès d'autres maîtres comme les professeurs Chaoub lbrahim et Raouh El Khemmache. Ce qui vous permettra de parfaire votre apprentissage des instruments et des modes... Oui, dès le départ j'ai apprivoisé le luth pour ensuite me consacrer à un instrument typiquement irakien qu'on appelle « majalia ». Mais le plus dur fut la maîtrise du mouwachah dont l'interprétation requiert énormément d'attention et qui ne peut souffrir aucune faiblesse. Ensuite, j'ai délibérément fait le choix du chant traditionnel irakien. Vous n'avez pas choisi la facilité... Ce fut un choix délibéré. J'avais très envie de chanter dans ce registre afin de perpétuer ce patrimoine dont le peuple irakien est très fier. J'ai été aidée par le public qui m'a tout de suite adoptée. J'ai eu beaucoup de chance, car j'ai investi un domaine réservé, en ayant conscience de devoir affronter plusieurs tabous. Mais une fois adoptée par le public, j'étais décidée à briser toutes les chaînes. Quelle a été la réaction des gens de Kerbala ? En réalité, je n'ai nullement appréhendé la réaction de mes concitoyens, car lorsque je retourne à Kerbala, la ville sainte du chiisme, je me comporte comme tous les visiteurs en adoptant une tenue rigoureuse. Ainsi, je passe inaperçue. J'ai, par ailleurs, la chance d'appartenir à une famille de mélomanes et d'artistes. Mon frère, mon fils ainsi que mon mari jouent de plusieurs instruments, et ils constituent l'ossature de mon orchestre. Comment la chanteuse a vécu l'invasion de son pays ? Ce fut pour moi un véritable désastre. L'Irak est un pays laïque, constitué de plusieurs ethnies qui cohabitaient dans une grande tolérance. C'est aussi le pays des artistes, des poètes, des cinéastes et des dramaturges. Baghdad était un véritable centre de rayonnement pour la culture arabe. On y venait de toutes les contrées pour étudier et s'initier. La guerre aura mis fin à toute cette exubérance. L'activité culturelle périclita sous l'embargo imposé à notre pays. C'en était fini des soirées et des concerts, les sorties nocturnes se feront plus rares, jusqu'à disparaître. Beaucoup d'artistes et d'intellectuels furent contraints à l'exil. Qui vous mènera jusqu'à Rotterdam... Quitter mon pays et mon public fut pour les miens et pour moi un grand déchirement. Cette douleur, je la compensais par le souci de perpétuer et de sauvegarder ce patrimoine, de le faire connaître à l'étranger. Lorsque je me produis dans un pays, j'ai conscience de participer au sauvetage d'une grande partie de notre patrimoine culturel. C'est pour moi un défi constant et une manière de combattre l'oubli et l'oppression. Avez-vous trouvé un public de substitution ? A ma grande surprise, oui. Chaque fois que je me produis, je suis impressionnée par la diversité et la qualité du public. C'est souvent une élite qui vient à la rencontre d'un style de chant très particulier. Le public occidental qui assiste à mes concerts est troublé par la singularité et la richesse de ce patrimoine ancestral. Nombreux sont ceux qui découvrent le maqâm pour la première fois et qui tombent sous le charme. Mais ça reste une élite. Comment expliquer la bouderie des TV arabes ? Je ne suis pas la seule à subir le mépris des chaînes satellitaires arabes. Beaucoup d'artistes de grande valeur ne passent pas sur ces télés qui préfèrent des chansons faciles, légères et insipides. Notre époque est caractérisée par une course contre le temps. Qui est souvent une course contre toutes les belles choses de la vie. Le vedettariat aura eu raison de nous. Le public n'a plus de temps pour écouter un concert classique, ce qui nous oblige à nous adapter. Mon répertoire comporte également des chansons légères. A quand le retour à Baghdad ? C'est un rêve perpétuel qui me hante tous les jours. Je prie pour mon peuple et mon pays qui souffrent le martyre. Après dix ans d'exil, je réalise à quel point j'aime ce pays, qui est à la fois notre passé, nos racines, notre patrimoine et notre civilisation. Dans tous mes concerts, dans tous mes textes, Baghdad et l'Irak sont omniprésents. Le retour est une exigence de tous les instants. Assez de larmes, assez de sang, notre peuple aime la paix, l'art, l'émancipation et la prospérité. Tous les peuples arabes savent cela, malheureusement l'Irak a été trahi.