Photo : Amira Bensabeur Entretien réalisé par notre envoyée spéciale à Sidi Bel Abbès Amira Bensabeur En marge du Festival de la chanson raï qu'abrite la wilaya de Sidi Bel Abbès dans sa troisième édition, l'un des meilleurs compagnons, durant les années 70, 80 et 90, des cheikhs et stars du raï originaires de cette contrée connue de la capitale de la Mekkera, en l'occurrence Mir Mohamed, nous livre dans cet entretien la spécificité du raï considéré actuellement comme un mode de vie. La Tribune : Le festival tire à sa fin, quelle appréciation faites-vous des soirées auxquelles vous avez assisté ? Mir Mohamed : Les spectacles offerts par les chanteurs et groupes invités furent d'une excellente facture. Les jeunes ont été gâtés par les organisateurs qui leur ont proposé à l'occasion des plateaux de choix et selon les différentes variantes old et new du raï. Cependant, pour les prochaines éditions, il faut que le Commissariat du festival songe à meubler le programme par des conférences et tables rondes sur ce phénomène qui ne doit pas être perçu sous le seul angle de la chanson. Loin d'être confiné à un simple mode musical, il faut désormais se convaincre que le raï englobe, en fait, tout un mode de vie et le demeure encore de nos jours pour nombre d'Algériens dans leur manière d'être, de penser et de vivre. D'ailleurs, il suffit d'analyser le corpus des textes de la chanson raï pour être persuadé que le genre est véritablement l'expression d'un vécu. Vous pouvez nous citer des exemples ? La discographie de Cheikh Naâm peut nous apporter un réel éclairage sur cet aspect de la question. Les chansons de cet auteur-compositeur et interprète peuvent être classées selon des thématiques bien précises : le rapport à soi (Ya dbayli ya mhayni), le rapport à l'art et aux artistes (Riht el ketan), le rapport à la femme, rencontre, amour, séparation (Aoulfi alach, Enti bghiti ousmahti fiya, Jmii enssa, Mlaktini oua saâitini, Ya qalbi li n'sak, Diti amine maak…), le rapport à la famille (Fi ouast ahli), le rapport à la ville natale (Sidi Bel Abbès Ytarah fiha el galb wa tètfaja fiha l'hmoume), le rapport à la société (Ana klami fayda), le rapport à la patrie (Bladi hiya el Djazaïr)… En ce qui concerne le rapport aux valeurs, nous pouvons citer la chanson Sidi Amar dellali de Kadri Dziri, dédiée pourtant à l'amour, mais n'interpelle pas moins les jeunes quant au respect du caractère sacré de certains lieux de rencontre. En somme, c'est tout un mode de vie et de pensée qu'exprime en fait le raï dans sa dimension plurielle. Le raï considéré comme «mode de vie» a-t-il suscité, d'après vous, un intérêt suffisant de la part des chercheurs ? Dans l'approche globale du phénomène, à part les édifiantes études menées sur le genre par des chercheurs universitaires tels que Hadj Meliani, Tayebi Mohamed, Marie Virolles Souibes, Jack Tenaille, Marc Poulsen, le raï a été confiné jusque-là à son seul mode musical, faisant ainsi l'impasse sur ses expressions plurielles extramusicales. Le sujet a fait l'objet d'un grand débat à la fin des années 80 et début 90, parce que nous étions persuadés, à l'époque, que la déferlante raï, qui avait pris sa source à Sidi Bel Abbès, débordait le cadre de la musique et de la chanson pour toucher tout à la fois, les arts de l'écriture et de la parole, les arts visuels et les arts de la scène. Partant de cette hypothèse, des œuvres les plus diverses ont pu être répertoriées comme des œuvres d'inspiration raï. Nous citerons, entre autres, le livre de H'mida Ayachi Dhakirate el djounoun oua el intihar (Mémoires de la folie et du suicide), considéré alors comme le premier roman raï, ainsi que sa pièce de théâtre Kaddour el Blindi qui a fait un vrai tabac dans les milieux niversitaires en Algérie. A cela s'ajoutent aussi les tableaux de peinture de certains artistes locaux, tels Noureddine Draâ, et des œuvres les plus diverses imprégnées de la culture raï authentique du terroir bel-abbésien. Vous revendiquez une certaine spécificité du raï pour la capitale de la Mekerra et sa région… Vous conviendrez certainement que c'est loin d'être un hasard si le fameux groupe Raïna Raï, le Berrah Hadj Zouaoui, le parolier Cheikh Naâm et les deux grandes divas du raï, Cheikha Remitti et Cheikha Djenia sont originaires de Sidi Bel Abbès. Il ne faut pas oublier que les plus grands poètes et interprètes du chi'r el melhoun, source matricielle du raï, sont natifs aussi de cette ville duelle qui présente de nombreux particularismes par rapport au reste des agglomérations algériennes. La spécificité et la richesse du parler belabbésien, qui domine le corpus lexical de la chanson raï, en sont à elles seules les indicateurs les plus significatifs.