Expression artistique populaire par excellence, la musique raï est aujourd'hui l'objet d'enjeux culturels et politiques et de débats houleux. Après avoir longuement évolué dans les marges de la culture officielle, le raï est aujourd'hui revendiqué par les institutions comme un patrimoine culturel algérien. Cette évolution est-elle porteuse d'un nouveau souffle ou risque-t-elle au contraire de «muséifier» et de figer cette musique foncièrement dynamique et ouverte ? En septembre 2016, Mohamed Kali faisait état dans ces colonnes de la Bataille du raï qui se tramait pour l'inscription à la liste du patrimoine culturel immatériel de l'Unesco suite au dossier présenté par l'Algérie en mars 2016, actuellement à l'étude pour une éventuelle validation en décembre 2017 à la 12e session du Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel à Séoul (République de Corée). La polémique avait enflé sur les réseaux sociaux à partir d'une déclaration aventureuse des organisateurs du Festival du raï d'Oujda qui prétendait à la marocanité du genre. «Il est bien établi que le raï est né en Algérie où son historicité ne fait pas défaut, concluait notre confrère… Mais il faut reconnaître qu'Oujda a bien servi ce genre musical en lui donnant une rentabilité aussi bien culturelle qu'économique quand, dans notre pays, il est demeuré souvent en marge, objet de querelles insipides et de préjugés d'ignorance sur sa valeur culturelle ancienne. La demande d'inscription par l'Algérie du raï sur la liste du patrimoine immatériel mondial représente donc un pas important. Mais c'est toute une vision qu'il faut remettre en cause.» En effet, c'est bien de vision et de définition qu'il s'agit. Comment aborder ce genre musical qui n'a cessé d'évoluer depuis près d'un siècle ? Faut-il en extraire la version «authentique» dont toutes les autres dériveraient ou englober au contraire toute la diversité des genres qui s'en revendiquent sous la même appellation ? C'est que le raï est tout sauf monolithique. Le genre s'est adapté aux contextes sociaux et historiques successifs ainsi qu'aux publics et espaces qui l'ont adopté. «Quelle commune mesure établir entre le sobre environnement des débuts (flûte et guellal) perpétué par certains, et l'accompagnement électrique de ces dernières années ? Entre le chant intime des maisons closes, des veillées de buveurs, des halqât, et le show des salles de concert ? Entre les rares enregistrements sur 78 tours distillés dans les cafés maures d'Oranie et les millions de cassettes inondant le marché, investissant tout lieu, public ou privé ? Entre la prestation des bergers, celle des cheikhat, celle des meddahat, celle des cheb et chabbat du cru, et celle des Beurs branchés ou d'artistes managés de façon moderniste», écrivait l'anthropologue Marie Virolle-Souibès en 1989. Le raï était tout cela et il a encore changé et évolué ou s'est dégradé selon certains. Durant les années vingt du siècle dernier, les ouvrières agricoles de l'Ouest algérien rythmaient le dur travail quotidien par des mélodies plaintives rapportant les misères de leur vécu sous l'exploitation coloniale. «Le raï est né aux confluences du triangle Oran, Tlemcen et Sidi Bel Abbès, dont Témouchent était au carrefour», précise le musicologue Boumediène Lechlech. Voici donc l'espace et le temps de ce qui s'appelle aujourd'hui «raï trab» (raï du terroir). Ce genre peut s'illustrer par les chansons de Cheikha El Wachma, puis de Cheikha Rimitti qui prolongera le genre et l'amènera dans la sphère de la world music, mais cela est une autre histoire… Il s'agit toutefois-là de la version (déjà !) modernisée du genre, puisque calibrée pour l'enregistrement et la scène. On peut en retenir le fait que le raï est, à l'origine, une rencontre entre le monde bédouin et citadin. Mais l'histoire du raï ne s'arrête pas là et le genre a, pour ainsi dire, connu plusieurs «naissances». On ne peut, à ce propos, ignorer l'évolution de l'orchestration et des arrangements durant les années soixante avec l'introduction «révolutionnaire» de la trompette par Messaoud Bellemou et le succès de chanteurs tels que Boutaïba Sghir et Bouteldja Belqacem. La génération suivante ne manquera pas d'audace et d'innovation. Ce sera au tour des Khaled, Fadéla, Bechenet d'imprimer leur empreinte. Entre 1975 et 1980, «une véritable révolution portée par une industrie locale de la cassette et un réseau de cabarets présenteront les prestations des nouvelles idoles oranaises», écrit Hadj Miliani* dans un précieux article consacré à l'histoire de la chanson oranaise (lire ci-dessous). Il s'agit là de la version pop-raï qui connaîtra un succès sans précédent durant les années 1980. A Sidi Bel Abbès, le groupe Raïna Raï conjugue l'exploration du raï trab aux sonorités rock n'roll. D'ailleurs, le commissaire actuel du Festival du raï, re-domicilié à Sidi Bel Abbès, n'est autre que le guitariste du groupe, Lotfi Attar. En 1985, le raï s'invite dans les circuits officiels avec un festival national du raï à Oran. Cette musique festive est désormais soutenue par les autorités officielles, avec le rôle central du colonel Snoussi, dans le cadre de l'Office Riadh El Feth où Khaled rencontre le compositeur Safy Boutella, ouvrant la voie à la version mondialisée du raï avec l'album Kutché. La fin des années 1980 est la période de l'internationalisation du raï sur tous les continents, via la France, dépassant la communauté maghrébine pour toucher le public de la pop et de la variété. L'an dernier encore, le Zénith de Paris a d'ailleurs accueilli un méga concert à l'occasion du «trentième anniversaire du raï». Il s'agit en fait des 30 ans du festival organisé à Bobigny en 1986. Cette célébration a été accompagnée par une compile de cinq cd produite par la major Universal. C'est dire que le raï conserve une certaine attractivité pour le marché musical. Durant les années 1990, ce sera au tour du raï sentimental de conquérir le cœur de la jeunesse algérienne, avec le succès phénoménal de Hasni, brutalement interrompu par son assassinat en 1994. Dans un article paru sur le site musical Ma3azef.com, qui a consacré un riche dossier au raï, le critique musical Nidam Abdi rappelle que le succès de Hasni traversait les frontières, attirant même des auditeurs du Japon ! Le raï sentimental restera sur le devant de la scène algérienne durant les années 1990 comme un refuge, un antidote et un pied de nez à la violence généralisée. Le synthé et la boîte à rythme, et plus tard la voix synthétique, sont désormais de mise et la production ne déclinera pas, du moins en quantité... Il y a le raï chaâbi de Cheb Bilal, le raï des meddahat repris par Cheb Abdowu, le raï'n'b qui cartonne en France, les tubes de l'été signés Reda Taliani, Cheba Djennet, Chabba Kheira, Cheb Akil, Houari Dauphin, Kader Japonais... Il y a enfin le changement de cap des institutions qui favorisent désormais le retour au patrimoine. Il reste au raï de trouver sa place dans le contexte actuel de crise du disque et de consommation rapide de la musique. Le genre n'en sera pas à sa première métamorphose.