La Baignoire, espace partagé et désormais bien connu à Alger, accueille jusqu'au 25 mars les œuvres de l'artiste Oussama Tabti. L'artiste, né en 1988, propose à la Baignoire une exposition intitulée «Ni Rome ni vous» (la Roma la ntouma), pleinement inscrite dans la ligne programmatique du lieu par sa dimension critique. Selon Samir Toumi, directeur du lieu, le titre est inspiré des paroles d'une chanson de football, Je préfère un carton à Rome plutôt qu'une villa chez vous, elle oppose deux mondes, celui de l'Algérie et l'extérieur symbolisé par Rome. Cette formule populaire a été reprise et adaptée par les artistes algériens (et aussi par les harraga) pour exprimer leur rapport au reste du monde : le premier à l'avoir utilisée est le cinéaste Tarik Teguia, pour son film Rome plutôt que vous, elle figure dans les formules retenues par l'artiste Fouad Bouatba pour son œuvre «Notre terre» (exposée en ce moment aux Ateliers sauvages). Quand il l'utilise à son tour pour présenter un ensemble d'œuvres de 2010 à 2016, Oussama Tabti réitère une interrogation située à partir de l'Algérie, mais préfère la double négation. S'agit-il d'un non-choix ou d'une double revendication ? De quelle nature ? Au centre de l'exposition, une installation peut fournir un début de réponse : il s'agit d'un tableau de classe des années 1960, comme il en subsiste quelques- uns, avec une inscription en anglais «Listen and repeat». Le volet de droite du tableau comporte la trace à peine visible de lignes destinées à guider l'écriture. Le doute est jeté dans l'esprit du visiteur : à quelle forme de soumission une société obéit-elle ? L'histoire est-elle pour autant écrite ? A partir de cette problématique initiale, l'artiste joue sur un double mouvement construction/déconstruction des images, qu'il s'agisse des images de l'histoire nationale, des images orientalistes ou encore de celles de la civilisation industrielle ? Un doute méthodique Ce qui caractérise le parcours et les installations d'Oussama Tabti, c'est un doute méthodique concernant aussi bien les images sonores que visuelles. Ainsi, de l'installation sonore Meknine Ezzine (2016), qui donne à entendre le chant du chardonneret -l'oiseau familier des Algériens- à l'heure de la prière : que signifie sa substitution au chant du muezzin ? Le titre de l'œuvre, ainsi que le commentaire, la relient à l'histoire nationale. Le chant du chardonneret est le chant qui relie le prisonnier emprisonné au moment de la guerre de libération à son milieu d'origine. L'oiseau comme symbole d'une mémoire culturelle, au même titre que l'appel à la prière ? Une autre installation scindée en deux parties interroge la mémoire visuelle : la première partie présente six portraits de chefs d'Etat arabes extraits de couvertures de journaux : le cadrage est toujours le même, focalisé sur la tête, les couvertures apparaissant dans de lourds cadres dorés comme ceux des portraits officiels. En les rassemblant, l'installation Tête d'arabe #1 (2014) donne à voir et interroge ce stéréotype visuel. De l'autre côté de l'appartement, la deuxième partie de l'installation Tête d'arabe #2 (2016) montre la reproduction du tableau à l'origine de ces images -le tableau de Dinet «Tête d'arabe» - tandis qu'une vidéo placée à côté souligne le geste de l'artiste déchirant au fur et à mesure ces différents portraits pour les faire apparaître invariablement identiques dans le temps. La critique de l'image passe aussi par une installation comme Deuxième partie (2010) ; celle-ci comporte trois écrans de télévision : l'écran du milieu diffuse les images sur la période coloniale et celles de certaines figures historiques, les deux autres télévisions ne montrent qu'une mire. Que se passait-il avant ? que s'est-il passé après ? La critique de la contemporanéité Le parcours de l'exposition, comme le parcours intellectuel d'Oussama Tabti, l'amène aussi à créer des images qui relèvent d'un art politique engagé : The Amsterdam Treaty (2013) figure l'Europe symbolisée par des étoiles disposées en cercle et surmontées de pics à pigeons : la dénonciation de l'idéologie qui sous-tend cette fermeture a un impact visuel qui reste dans les esprits. L'aile gauche de l'appartement est occupée par une série de photographies de format moyen Food for thought (2015) ; celles-ci d'une composition soignée et d'une grande précision -qui n'est pas sans évoquer le courant des précisionnistes américains, ED Ruscha ou la photographie documentaire - représentent des pompes à essence abandonnées, elles constituent l'élément vertical autour duquel se déploie l'univers désolé des déchets de la société industrielle. Prises en Algérie, ces photographies auraient pu l'être n'importe où ailleurs. L'inscription en anglais sur la première induit d'ailleurs cette dimension universelle. Si l'artiste compose à partir d'un point de vue local, il n'en pose pas moins des questions universelles. «Ni Rome ni vous» : au final la double négation affirme la position critique de l'artiste vis-à-vis du monde, sa liberté. C'est d'ailleurs ce sur quoi insiste le directeur du lieu, Samir Toumi, en citant Frantz Fanon : «La densité de l'histoire ne détermine aucun de mes actes. Je suis mon propre fondement. Et c'est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j'introduis le cycle de ma liberté.»