Vous êtes un grand lecteur. Etes-vous allé au Salon du livre ? Sincèrement, je n'ai pas eu le temps avec la rentrée aux Beaux-Arts, les cours, la préparation de mon expo... Et je pense que je n'aurais hélas pas le temps d'y aller. Votre exposition* s'inspire d'un texte du patrimoine. Il y a toujours eu ce fil conducteur dans votre création entre littérature et peinture. On se souvient de l'exposition « Antar et Abla » qui s'inspirait de cette histoire d'amour mythique du patrimoine arabe. On peut dire que c'est vrai, car j'ai beaucoup été influencé par mon frère qui a étudié la littérature et se consacre en Angleterre à la recherche sur les littératures algérienne et anglo-saxonne. Je n'ai jamais rompu mon intérêt pour la littérature ainsi que pour l'histoire. J'avais d'ailleurs mené un travail de recherche avec feu Mahfoud Kaddache qui touchait au rapport entre les gens de peinture et de littérature au XXe siècle et même à la fin du XIXe en Algérie. On ignore souvent par exemple qu'Etienne Dinet était un très grand collectionneur de livres. D'ailleurs, je crois qu'une partie de sa collection a été acquise par hasard par Mostefa Lacheraf qui a trouvé par exemple des livres de Gustave Doré annotés par Dinet. De son côté, Dinet a aussi travaillé sur l'illustration de livres. Par exemple, il a illustré des livres de vieux contes arabes, comme Antar et Abla, La sultane, soit seul, soit avec Mohamed Racim. La découverte de ce travail a été pour moi aussi une source d'inspiration et de réflexion. La littérature, en général, et celle du patrimoine surtout, sont très présente dans mon travail. Cela se confirme avec cette exposition : « Le mariage de Tanina » … Oui. A l'origine, c'est Mustapha Orif, mon galeriste depuis 20 ans, qui m'a suggéré de travailler sur les contes berbères. J'en ai lu beaucoup sans trouver une quelconque liaison avec ma peinture. Finalement, j'ai eu l'occasion de lire un poème kabyle ancien qui avait été traduit par Mouloud Mammeri, Le mariage de Tanina*. Ce texte m'a tout de suite fasciné. C'est une sorte de conte sous forme poétique, une sorte de mythologie des relations entre les oiseaux. D'après les termes et les images employés, je pense qu'il date de la période ottomane. Tanina, c'est un oiseau inexistant, fabuleux, comme le sphinx et qui veut se marier. Pour cela, elle convoque les animaux et leur fait part de son désir. Chacun prend la parole à son tour. La fin est malheureuse, car Tanina se fait tuer par le faucon après l'avoir épousée. L'histoire m'a intéressé comme parabole, pour en faire une peinture contemporaine. Je n'ai pas voulu illustrer le poème mais en tirer le sens profond. Avant de le découvrir, j'ai lu d'autres poèmes. Mais c'est celui qui m'a le plus attiré, car je pouvais le traduire par rapport à l'époque que nous vivons. Et ça m'a donné à réfléchir sur les relations internationales, par exemple ce qui se passe aux USA, en Irak, au Liban, etc., tous ces événements et phénomènes que nous subissons aujourd'hui au début de ce nouveau siècle. Dans ton exposition « Antar et Abla », tu avais développé le thème de la dérision. Là, ce n'est plus le cas apparemment. Le propos est plus grave, non ? Le thème de la dérision reste présent mais d'une autre manière. Je me considère comme un peintre qui essaie toujours de déconstruire ce qu'il a construit auparavant. Et on peut le remarquer dans mon travail. J'ai commencé à m'exprimer au début des années 1980 ce qui correspond (ça j'ai pu l'analyser un peu plus tard) à l'avènement de la post-modernité et à l'apparition de la mondialisation ou de la globalisation. On parle de plus en plus de la déconstruction de la logique de la modernité. La dérision est pour moi une sorte d'outil de pensée. Tout en m'impliquant, elle me permet de prendre certaines distances. Vous savez, je ris souvent de la culture et de moi-même. Par exemple, mon rapport à la culture occidentale et à ma culture originelle. Je ne suis pas arabophone par exemple. Bien que j'aie étudié l'arabe, le peu que j'en sais ne me permet pas de m'exprimer avec toute la richesse de cette langue. Vivre dans notre société est difficile sans tenir compte de l'une ou de l'autre. Il vaut donc mieux prendre les choses avec sagesse. Comment avez-vous travaillé ? Vous n'avez pas collé au poème. J'ai essayé de tirer l'essence du texte, sa parabole. Finalement, Tanina, qui prend à témoin le monde des oiseaux pour se marier, voulait le faucon dès le début. Elle savait pourtant qu'il était un oiseau dangereux. Elle a passé un deal avec lui en acceptant sa condition de ne pas manger certaines parties du gibier qu'il chassait. Mais au bout d'un certain temps, elle a rompu ce deal et le faucon l'a tuée. Tout de suite, m'est venue à l'esprit la situation des relations internationales actuelles. J'ai pensé à l'Irak, au Liban à tous ces pays qui essaient de passer des deals avec des superpuissances. Finalement, c'est l'échec au bout de l'expérience. Cela, on peut l'observer à travers l'histoire. Soit on accepte d'être sous tutelle et là il faut se plier au deal mais dès qu'on conteste, on s'expose à la violence du puissant. Ce parti pris du noir dans l'exposition, pratiquement pas de couleurs, c'est pour suggérer l'actualité, le noir et blanc des archives, ou pour donner un côté dramatique ? Non, il y a deux aspects. Très peu d'images. On verra que j'ai parfois collé les images de vieilles assemblées comme le Parlement britannique comme un clin d'œil. Pour la tonalité des œuvres, j'ai fait un retour à mes peintures des années 1970. Je ne les ai jamais montrées, sauf au peintre Salah Malek et quand il a vu les peintures de cette expo, il a tout de suite compris. A l'époque, j'étais jeune et je faisais mes études à Paris. Les livres du psychanalyste William Reich m'avaient passionné. Je baignais dedans. Je m'intéressais à tous les livres qui traitaient de la condition humaine. Là, j'ai adopté à peu près la même démarche qu'en 1974, à la différence que je n'écrivais pas à l'époque sur les toiles. Je ne portais pas la pensée de l'auteur sur le support. Mais là, je l'ai fait avec le poème sur Tanina. Votre dernière exposition individuelle remonte à 7 ans environ. Est-ce un choix ou des circonstances ? Vous êtes surtout apparu avec le groupe Essebaghine dont on est d'ailleurs sans nouvelles… Mes exposions personnelles sont thématiques. La dernière c'était « Star Bab 2000 » où je m'étais appuyé sur la fameuse série TV. J'ai effectivement beaucoup exposé collectivement avec Essebaghine qui continue d'ailleurs. Tout est histoire de séquences historiques. L'Algérie a traversé ces dernières années des événements et des difficultés de toutes sortes. Durant la période la plus dure, quand on a constitué le groupe Essebaghine, on était très peu sur le terrain à nous exprimer et nous présenter au public. C'était un cercle d'amis, et il l'est toujours, même si on n'agit plus avec la même force et la même constance. Chacun doit aussi développer ses propres projets, ce qui est naturel. Il y a une certaine reprise aujourd'hui. Beaucoup plus d'expositions en tout cas, des vernissages… Quel regard portez-vous sur la situation des arts plastiques ? Il y a encore une très grande méfiance. Il y a énormément de choses à faire dans le domaine des arts plastiques en Algérie. On a dissuadé le producteur, et le circuit de diffusion de l'œuvre est défaillant. Les pouvoirs publics doivent encourager la création de galeries et les soutenir, comme on l'a fait pour d'autres secteurs. Mais il faut agir en même temps sur trois paramètres : la formation, la production et la diffusion. Sinon ça ne sert à rien. Tout est lié. Si on forme moins bien, la production baisse et si on n'aide pas les producteurs et si les espaces de diffusion manquent, c'est comme si l'on n'avait pas formé. La ville de Tunis a plus de 50 galeries d'art alors qu'Alger qui est quand même une grande capitale et renferme un potentiel artistique important n'en comprend peut-être qu'une quinzaine, et encore. Très peu a été fait en direction des artistes qui ont longtemps attendu les pouvoirs publics. Je me souviens d'un grand colloque organisé au Club des Pins dans les années 1980 avec feu Issiakhem notamment. Depuis, pas grand-chose de fait. Le ministère de la Culture essaie actuellement de dynamiser le secteur mais ce n'est pas facile car la méfiance s'est installée. Méfiance, désespoir, interférence de tas de problèmes ce qui fait que les peintres, les designers, les photographes, tous les créateurs se sont repliés sur eux-mêmes. Pourquoi n'arrive-t-on pas à nous rencontrer, à dialoguer sereinement, à chercher ensemble des solutions aux arts plastiques ? BIO-EXPRESS Hellal Zoubir est né en 1952 à Sidi Bel Abbès. Dans le sillage de sa famille, il parcourt une bonne partie du pays. Scolarité à Oran puis à Blida et à Alger, à l'école du Diwan puis au lycée Okba. Son BEG obtenu, il entre à l'Ecole nationale des beaux-arts. En 1970, il entre aux Arts Déco de Paris où il se spécialise en architecture aménagement. En 1973, il étudie l'art mural à la même école avant d'effectuer son service national. En 1977, il devient professeur aux Beaux-Arts, métier qu'il continue à exercer. Il a également obtenu en 1988 un DEA en arts plastiques à l'université Paris VIII et en, 2002, sous la direction du grand historien Mahfoud Kaddache, il obtient un magistère en histoire de l'art (Alger) avec un travail de recherche sur la miniature algérienne. * Galerie Esma. Jusqu'au 7 décembre 2006. Voir rubrique Agenda ci-après. * Poèmes kabyles anciens Mouloud Mammeri. Ed. Laphomic-Awal. 1988.