Ami très cher, précieux ; allié fidèle et attentif, juge incorruptible, juste parmi les justes dans ce monde où le terme semble n'avoir plus sa place... Aucun mot ne rendra jamais compte du vide terrible laissé par Pierre ni de ce qu'il représentait pour moi, pour ma génération et pour tous les Algériens. Quand François m'a demandé d'évoquer son rôle dans l'après-indépendance, j'ai eu un instant de frustration. Car la singularité, l'exception de Pierre, réside précisément dans la cohérence, l'absence totale de rupture dans son positionnement et son attitude pendant et après la guerre de libération. Il me semblait donc impossible de dissocier les deux périodes, même si je m'y suis résolu. Je crois en effet que la lucidité manifestée par Pierre VidaI-Naquet dans l'après- indépendance est intrinsèquement liée aux raisons qui ont guidé son engagement et son courage pendant la guerre de libération. D'autres, ce matin, ont raconté comment, avec des hommes et des femmes — journalistes, avocats, intellectuels français —, il a dénoncé les dérives des répressions policières et des opérations militaires de la guerre coloniale. A l'époque, les Germaine Tillon, Robert Barrat, François Maspéro, Jérôme Lindon, Jean Lacouture, pour ne citer qu'eux, étaient peu nombreux. Mais ils refusaient que l'Etat français se déshonore en torturant des hommes qui se battaient pour leur liberté. C'est exactement pour la même raison que Pierre Vidal-Naquet, après l'indépendance, ne s'en sera pas tenu à cette solidarité anti-coloniale. Sa force et son courage auront été de refuser de cautionner les mêmes dérives à peine l'indépendance proclamée. Il n'a jamais accepté de fermer les yeux sur les exactions des « libérateurs » d'hier. Il n'acceptait pas, il ne comprenait pas — et il en parlait avec une infinie tristesse — que l'Algérie indépendante puisse torturer comme le fit l'armée coloniale, souvent dans les mêmes lieux. Sans dérobade, sans complexe, l'engagé d'hier ne s'est pas désengagé du combat pour les libertés dans l'après-indépendance. Il n'a pas tergiversé, pas hésité à dénoncer cette indépendance confisquée au nom de la « révolution » par un régime oppressif crypto-stalinien. Je ne vois que deux raisons à cette attitude. L'une est, disons, d'évidence. Dans cette affaire, Pierre n'a jamais perdu de vue l'essentiel : son combat, notre combat, pour une Algérie libre et souveraine avait abouti au contraire de ce pourquoi et surtout contre quoi il s'était engagé. L'autre raison est philosophique et existentielle : elle tient en la détermination absolue et passionnée de Pierre à ne jamais céder un pouce des grands idéaux universels pour lesquels les peuples de la planète avaient sacrifié tant de leurs enfants pour lutter contre les barbaries totalitaires pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette détermination est, elle aussi, intimement liée à la vie même de Pierre. Adolescent, il a vécu la barbarie dans sa chair : il a connu la douleur d'une longue et vaine attente de revoir un jour ses parents. De ce drame inhumain, il a su tirer les enseignements fondateurs d'une vision radicalement humaniste de la vie et du monde. Il a su sublimer le malheur et positiver les traumatismes infligés par les nazis à la chair de sa chair et à la communauté juive en s'engageant en faveur de ces valeurs qui s'appellent démocratie, liberté, tolérance et justice. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de son refus radical de toutes les « raisons d'Etat », de tout ordre international pan-étatique ou des complicités occidentales avec les régimes autoritaires. Son aversion pour les régimes totalitaires ou fascisants, de droite comme de gauche, son rejet tripale de la terreur d'Etat trouvent ici leur origine. Et son engagement pour l'Algérie dans l'après-indépendance en a naturellement découlé. Pierre ne pouvait mettre dans une balance, d'un côté les souffrances et la détresse des Algériens dépouillés de tous leurs droits au lendemain d'une libération si chèrement acquise et, de l'autre, les imposteurs qui avaient confisqué ce droit à l'autodétermination. Alors avec l'humilité et la disponibilité incroyables qui le caractérisent, il a été, à nouveau, aux côtés des Algériens qui refusaient d'accepter la dictature. En septembre 1963, moins d'un an après l'indépendance, le pouvoir qui ne tolérait aucune opposition avait dépêché plusieurs bataillons pour occuper Tizi-Ouzou et quadriller la Kabylie : des dizaines de milliers de villageois y convergeaient, avec de nombreux compatriotes venus d'Alger et d'autres wilayas, pour célébrer la naissance du Front des forces socialistes. A la hâte, j'avais regroupé quelques écrits et documents qui allaient constituer le contenu d'un ouvrage La guerre et l'après-guerre. Cet ouvrage n'aurait jamais vu le jour sans Pierre Vidal-Naquet et sans Jérôme Lindon des éditions de Minuit. Ils ont pris au sérieux cet assemblage de textes dépourvus de l'éclairage minimum susceptible de lui donner sens et cohérence. Trois décennies plus tard, Pierre était encore à nos côtés. L'Algérie sombrait dans la violence après l'annulation des législatives et une très sale guerre commençait. Pierre était à l'écoute, interrogeait, s'interrogeait, voulait comprendre, indifférent aux diktats idéologiques, aux campagnes de désinformation et aux manipulations du pouvoir d'Alger et de sa police politique. Lui, le laïc, s'irritait de la légèreté laïciste et des pseudo-reportages qui ne visaient qu'à dédouaner le pouvoir militaro-policier de ses crimes. Il signait des articles, des préfaces, mettait son autorité scientifique, sa rigueur, son immense prestige intellectuel et son intégrité morale pour dire et répéter que dénoncer les exactions des groupes armés intégristes n'impliquait pas, ne pardonnait pas non plus qu'on ferme les yeux et qu'on légitime l'instauration d'une terreur et d'un terrorisme d'Etat. Pierre n'a, en fait, été dupe d'aucune des facettes que le régime mettait en avant au gré de ses interlocuteurs et des périodes : le nationalisme version néo-fasciste, le socialisme version islamo-trotskiste, le mythe de la nation arabo-islamique et, imposture suprême, les généraux « sauveurs de la démocratie ». Ces impostures successives suscitaient chez lui un imperceptible haussement d'épaules, un sourire navré. Mais elles n'entravaient jamais sa détermination à ne pas céder au terrorisme idéologique ou à être à contre-courant si c'était pour défendre une cause juste et dénoncer l'hypocrisie et le mensonge. Ces alibis brandis par le régime et ses alliés ne l'ont pas davantage empêché de dénoncer les assassinats ciblés qui n'ont jamais cessé, de l'avant-indépendance à l'après-indépendance et, j'insiste, jusqu'à ces tout derniers jours. Pierre le faisait lucidement, sans la moindre arrogance, comme s'il ne faisait qu'obéir aux « devoirs d'un homme passionné doublé d'un historien qui le surveille de près », comme il se définissait lui-même. Votre attitude, Pierre, était tout sauf banale : elle était unique. Elle nous a été incroyablement précieuse pendant ce combat pour la démocratie de l'après-indépendance, qui semble devoir ne jamais aboutir. Votre engagement a largement contribué à empêcher que les 200 000 morts de la décennie 1990 soient engloutis dans cette indifférence généralisée qui fait de l'Algérie un pays « à part », une sorte de trou noir où les valeurs universelles n'ont plus cours. Le régime connaissait votre impact et le respect que vous suscitiez : il vous envoyait parfois l'une ou l'autre de vos connaissances de l'avant-indépendance pour tenter de vous convaincre que la situation dans l'après-indépendance « était plus compliquée »... Jamais cependant, il n'a osé vous attaquer de front. Sans une once de méchanceté, vous vous amusiez de ces démarches inutiles, absurdes. Et vous restiez là, toujours disponible, juste parmi les justes, pour faire en sorte que le peuple français ne se méprenne pas sur les enjeux réels d'un pouvoir mû par une obsession : que la France continue à cautionner une politique d'oppression et de répression afin d'empêcher toute solidarité avec ceux qui, en Algérie, n'ont pas renoncé. Merci Pierre d'avoir été vous. (*) Discours prononcé lors d'une journée-hommage à l'historien à la Bibliothèque nationale de France le 10 novembre 2006