Pr Mohamed Benkraouada Association des anciens magistrats de la Cour des comptes Le fonctionnement de tout groupe d'êtres vivants, qu'il soit humain, animal ou végétal est soumis à des règles afin que cette vie en société se déroule en tout stabilité. Les sociétés humaines sont en principe les plus évoluées dans ce domaine et après plusieurs études, conventions et accords passés entre elles, elles se sont dotées d'un ensemble de règles qu'elles ont classées dans un système juridique basé sur une hiérarchie de ces règles entre elles. Ce système juridique définit la tâche de chaque individu, de chaque structure et de chaque référence. S'il est défini que c'est la Banque centrale qui détermine la parité du dinar et que cette dernière a décidé qu'il est égal à 100 centimes et si demain une autre structure ou une autre personne vient décider le contraire, alors ce sera l'anarchie totale. Ce système juridique a placé la Constitution en tête de la pyramide, les actes du Parlement ensuite, et suivent les actes du Président et ceux de ses ministres et la structure subalterne doit respecter et agir en fonction de la structure supérieure, et ce fonctionnement se déroule conformément à la Constitution qui régit les relations entre eux. Tous ces acteurs doivent obéir à la Constitution et les institutions qui sont prévues dans cette norme supérieure ne doivent pas être soumises à des structures qui ne sont pas du même rang et le contraire constitue un acte d'anticonstitutionnalité et peut entraîner la perte de confiance dans ce système juridique et donc la déstabilisation tôt ou tard. Dans ce cadre, le contrôle des arrêts de la Cour des comptes doit se dérouler en respect de cette hiérarchie et de cette logique juridique instaurées par le système constitutionnel algérien et notre présente contribution se fixe comme objectif de voir si le recours en cassation contre les arrêts de la Cour des comptes est traité en respect de cette hiérarchie des normes. I – L'évolution des recours contre les arrêts de la Cour des comptes La loi n° 80-05 du 1er mars 1980 a prévu plusieurs recours et qui sont les suivants : 1 - Le recours en révision que peut exercer le justiciable lui-même à la condition qu'il soit comptable, sur demande du censeur général ou d'office par la chambre qui l'a rendu. Ce recours est exercé devant la chambre qui a rendu cette décision. 2 – Le pourvoi en cassation, et c'est ce qui va retenir notre attention dans la présente étude, est ouvert au justiciable lui-même, au ministre des Finances et aux autorités de tutelle concernées. Ce recours est exercé par les chambres réunies de la Cour des comptes. On retient que ces recours sont faits devant la Cour des comptes et pris en charge par cette dernière et cela est tout à fait normal car la Cour des comptes est une institution constitutionnelle et son activité ne peut être soumise à une autre institution constitutionnelle. Ce souci du respect de la Constitution par le législateur se trouve pris en charge également pour la Cour suprême où ses propres arrêts ne peuvent être examinés que par elle-même dans le cadre de recours extraordinaires tels que la tierce opposition, la rétractation, la correction d'une erreur matérielle ou le pourvoi dans l'intérêt de la loi ouvert uniquement au parquet général. Légiférer autrement revient à battre en brèche la cohésion juridique et constitutionnelle. Vint par la suite la loi n° 90-32 du 04/12/1990 qui a supprimé le caractère juridictionnel de la Cour des comptes et en a fait une simple administration qui doit en principe matérialiser son activité par des décisions, c'est-à-dire des actes administratifs, mais la conséquence qui va résulter de cette transformation est la difficulté de situer l'institution qui va prendre en charge les recours contre les décisions de cette nouvelle administration constitutionnelle et c'est cette problématique qui va engendrer l'anticonstitutionnalité.
II– L'introduction de l'anticonstitutionnalité par la loi n° 90-32 Cette loi a supprimé le caractère juridictionnel de la Cour des comptes et quand une institution n'est plus une juridiction, elle ne peut être dans la plupart des cas qu'une administration. Mais la particularité de cette administration est qu'elle a un caractère constitutionnel. Le législateur, dans l'article 70 de cette loi, soumet les décisions de la Cour des comptes aux juridictions, sans préciser lesquelles. Plus encore, on ne sait pas si c'est un recours en appel ou en cassation. Il ressort de l'article 40 de la même loi que l'activité de contrôle de la Cour des comptes se matérialise désormais par décision et c'est conforme à sa nature car la décision est un acte administratif. Mais l'absence de précision de la juridiction devant laquelle doit s'exercer le recours constitue en réalité une fuite en avant, car c'est la soumission des décisions de la Cour des comptes qui constitue en elle-même une anticonstitutionnalité dans la mesure où une institution constitutionnelle va désormais voir son activité soumise à une juridiction ordinaire. Même si cette soumission constitue une anticonstitutionnalité, elle reste quand même une logique juridique car il est normal que l'activité d'une administration soit soumise à un contrôle juridictionnel. Mais cette logique juridique que le législateur a voulu respecter a ses limites dans la mesure où la Cour des comptes se compose de chambres régionales et de départements qui produisent tous des décisions, et si on part du principe que les départements qui couvrent le territoire national constituent des administrations centrales relèvent de la compétence du Conseil d'Etat en vertu de l'article 09/1° de la loi organique n° 98-01 du Conseil d'Etat, les chambres régionales qui sont des structures locales dans cette logique juridique ne peuvent relever que du tribunal administratif. Dans ce dernier cas, cela signifie que la décision des chambres régionales est soumise à deux degrés de juridiction puisqu'elles peuvent faire l'objet d'une deuxième procédure devant le Conseil d'Etat et de cette façon l'anticonstitutionnalité va s'aggraver encore plus puisque la Cour des comptes, institution constitutionnelle, sera obligée d'assurer sa défense par des mémoires en réplique devant ces juridictions. Mais cela n'a pas empêché cette loi de fonctionner pendant 5 ans dans cette anormalité juridique. III – Cette anticonstitutionnalité persiste et s'aggrave dans l'ordonnance n° 95-20 La promulgation de la loi n° 95-20 redonne la nature juridictionnelle à la Cour des comptes et confère le statut de magistrat au personnel de contrôle, elle introduit évidemment des recours dont la révision qui existait déjà dans la loi n° 80-05 en maintenant la même procédure, à savoir que c'est la chambre qui a rendu l'arrêt qui est compétente pour le réviser. Cette loi introduit une nouveauté, c'est le recours en appel qui se fait aussi devant elle, il est traité par les chambres réunies, mais là ou l'anticonstitutionnalité commence, c'est la soumission des arrêts des chambres réunies au pourvoi en cassation devant la Cour suprême, alors qu'en réalité c'est le Conseil d'Etat, car les arrêts de la Cour des comptes sont des décisions juridictionnelles à caractère administratif. Cette anomalie qui aurait dû être corrigée depuis est due au fait que cette ordonnance est parue bien avant la création du Conseil d'Etat. A ce niveau, la logique juridique n'est plus de mise ; on entre dans la pure anticonstitutionnalité car les décisions d'une institution constitutionnelle vont désormais relever du contrôle d'une décision d'un niveau inférieur dans la hiérarchie des normes juridiques. Certaines personnes avisées vont rétorquer pourquoi les arrêts de la Cour des comptes française relèvent du Conseil d'Etat et la réponse serait que la Cour des comptes française n'est pas une institution constitutionnelle et la soumission de ces décisions au contrôle du Conseil d'Etat s'imbrique en toute conformité constitutionnelle dans leur système juridique. Le Conseil d'Etat algérien est érigé en degré de cassation uniquement dans le cadre de l'examen des arrêts de la Cour des comptes et malgré le fait qu'il soit rédigé après la promulgation de la loi n° 95-20, le législateur qui est le même dans la rédaction des deux textes n'a pas pensé à lui donner cette attribution. La lecture des articles 901, 902 et 903 du code de procédure civile et administrative qui fixent ses attributions limitent son pouvoir à l'annulation, l'interprétation ou l'appréciation de la légalité des actes administratifs ou bien à titre d'appel contre les jugements et ordonnances rendus par les tribunaux administratifs. La cassation contre les arrêts de la Cour des comptes n'y figure pas. L'article 903 confère le pouvoir de statuer sur les pourvois en cassation sur les décisions rendues en dernier ressort et si on consulte les attributions du tribunal administratif, on constate qu'il n'émet aucune décision rendue en dernier ressort, donc la seule juridiction qui peut être concernée par cette disposition peut être la Cour des comptes en qualité de juridiction administrative. Cette interprétation est renforcée par l'alinéa qui suit puisqu'il lui permet de prendre en charge les pourvois en cassation que lui confèrent des textes particuliers et la loi n° 95-20 qui régit la Cour des comptes est un texte particulier par rapport au code de procédure civile et administrative. Dans tous les cas, les seules décisions que le Conseil d'Etat traite actuellement dans le cadre de la cassation sont celles de la Cour des comptes. Mais contrairement à ce que l'on peut penser, il faut d'abord retenir que ces dispositions n'ont jamais visé expressément les arrêts de la Cour des comptes parce que leur rédacteur a été conscient des conséquences de déstabilisation que cela peut avoir sur le système juridique et la hiérarchie des normes, et c'est pour cela qu'il est resté évasif et dans des généralités alors qu'un texte de droit doit être précis, clair et sans équivoque pour éviter toute interprétation si ce n'est des interprétations et par conséquent il se peut que le législateur ne visait pas les arrêts de la Cour des comptes. Pour le moment, l'anticonstitutionnalité se limite à l'article 110 de la loi n° 95-20 et par conséquent l'explication ci-dessus des textes du Code de procédure civile et administrative ne reste qu'une interprétation qui, si elle s'avère vraie, va renforcer encore plus l'anticonstitutionnalité commise par l'article 110 de la loi n° 95-20 et entachera par la même voie les articles du Code de procédure civile et administrative.