Les magistrats sont responsables disciplinairement devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour tout manquement à leurs obligations professionnelles. La loi organique 04-11 portant statut de la magistrature considère comme faute disciplinaire grave "tout acte ou refus d'acte portant atteinte à l'honneur de la magistrature ou susceptible de constituer une entrave au bon fonctionnement de la justice". Selon la loi organique 04-12 fixant les attributions du CSM, le ministre de la Justice exerce l'action disciplinaire devant ledit Conseil qui, statuant en formation disciplinaire, se prononce sur les affaires disciplinaires qui lui sont soumises. Les décisions disciplinaires émanant de ce Conseil n'étaient, selon le statut précédent de la magistrature (L 89-21), susceptibles d'aucun recours (art 99/2). Cette interdiction n'avait pas empêché la chambre administrative de la Cour suprême et son successeur le Conseil d'Etat (CE) de se déclarer compétents et admettre la recevabilité des actions en annulation intentées contre ces décisions et en conséquence évoquer le fond. Manifestement contraire au principe du contrôle de la légalité des actes administratifs consacré par l'article 143 de la Constitution en vigueur, cette interdiction n'a pas été retenue dans le dernier statut du CSM. La suppression de cette interdiction laissait supposer la consolidation de la jurisprudence du CE qui permettait de contrôler lesdites décisions par le biais de l'action en annulation. Contrairement à cela, le CE, siégeant toutes chambres réunies, a rendu un arrêt de principe en date du 07-06-2005 portant n°16886, par lequel cette juridiction a consacré un véritable revirement jurisprudentiel en n'admettant plus le contrôle de ces décisions par voie de recours en annulation, contrairement à sa jurisprudence antérieure. D'après cette nouvelle jurisprudence, seul le pourvoi en cassation est admis comme voie de recours juridictionnel. Ce revirement est fondé sur la conviction du CE en ce que le CSM est une juridiction administrative spécialisée quand il siège en formation disciplinaire et que ses décisions ont un caractère judiciaire et non pas administratif. Ainsi, les recours pour excès de pouvoir intentés par les magistrats sont, depuis, déclarés irrecevables en la forme par le CE. Quoique garantie mutatis mutandis par la Constitution et les lois organiques régissant la magistrature et le CSM, la protection juridictionnelle des magistrats est malheureusement fragilisée par ledit revirement pour plusieurs raisons : 1- En tant que voie de recours, le pourvoi en cassation ne peut être fondé que sur des moyens limitativement énoncés dans l'article 358 du code de procédures civile et administrative (CPCA); alors que les moyens juridiques, sur la base desquels le recours en annulation peut être fondé, ne sont pas codifiés par la loi. Ils sont l'œuvre de la jurisprudence administrative. D'origine jurisprudentielle, ces règles sont qualifiées par la doctrine de droit secondaire ayant pour tâche de combler les omissions et les lacunes révélées par le droit applicable. 2- La recevabilité de l'action en annulation par le CE mettait fin, en principe, à la poursuite disciplinaire engagée contre les magistrats. Les arrêts en annulation du CE ne renvoyaient pas les magistrats devant le CSM. Une fois l'annulation prononcée, les magistrats se réjouissaient, en principe, de la condition juridique acquise avant la poursuite disciplinaire. 3- La recevabilité du pourvoi en cassation nécessite, par contre, le renvoi du dossier devant le CSM pour être rejugé. Le renvoi en question soulève des objections fondées en droit car il est inadmissible que le CSM puisse rejuger les mêmes magistrats pour les mêmes faits, même autrement qualifiés, selon un principe général de droit. Les lois de procédures, tous types confondus, pénale et civile, exigent que le renvoi après cassation se fasse devant la juridiction qui a rendu la décision, en étant autrement composée. Situations de non-droit La composition de la formation disciplinaire du CSM étant unique, le renvoi va créer pour les magistrats des situations de non-droit puisqu'ils sont tout simplement renvoyés devant la même composition juridictionnelle pour être de nouveau jugés pour les mêmes faits et motifs. Il est universellement admis que nul ne doit être jugé deux fois pour les mêmes faits par la même juridictionnelle. Ce principe est d'ailleurs consacré par notre droit ainsi que les conventions internationales ratifiées par l'Etat algérien. 4- Le recours en annulation permet au requérant de formuler conjointement des demandes en annulation et des demandes en réparation que le CE exaucerait, si fondées, quand l'annulation est prononcée. Cette possibilité est inexistante en matière de pourvoi en cassation à l'exception des réparations pour pourvoi abusif. 5- Les délais de recours sont différents pour les deux types d'action. Les délais de recours en annulation sont de quatre mois avec extension possible due à l'introduction éventuelle de recours administratif (art 829 du CPCA). Par contre, les délais impartis au recours en cassation sont de deux mois (art 957 CPCA). Etant donné le caractère contradictoire des décisions disciplinaires, les délais de cassation courent à partir de la date de leur prononciation et non pas après notification. 6- Le pouvoir des juges est, lui aussi, diffèrent. Le juge de l'excès de pourvoir, compétent en matière de recours en annulation, est un juge de droit et de fait en même temps au sens qu'il a le pouvoir de trancher le litige sous tous ses aspects ; contrairement au juge de cassation qui dispose d'un pouvoir limité, à savoir casser la décision attaquée quand son irrégularité est établie, sans se prononcer sur les droits des parties en litige. Pour ces raisons et tant d'autres, des magistrats condamnés disciplinairement hésitent de se pourvoir en cassation par crainte de se retrouver, après cassation, devant la même la même formation disciplinaire. Cette crainte est amplement justifiée par la logique qui veut que les mêmes juges ne se déjugent pas pour les mêmes charges retenues contre les mêmes magistrats auparavant condamnés par eux. À défaut d'exercer le recours juridictionnel, ces magistrats se contentent d'espérer le bénéfice de la réhabilitation. Quoique garantie par la Constitution, la protection juridictionnelle des magistrats est affectée sensiblement par la nouvelle jurisprudence du CE. N'ayant pas le droit d'évoquer après cassation, le CE renvoie les magistrats sanctionnés devant le CSM qui lui aussi ne peut pas, en l'état actuel des textes juridiques, rejuger légalement les mêmes affaires, à moins qu'il le fasse au mépris des principes élémentaires de bon procès équitable. Si le revirement en question ne fournit pas aux magistrats les garanties nécessaires en matière de contentieux disciplinaire, il semble par contre arranger les intérêts du ministère de la Justice qui, du coup, est épargné d'être en situation d'illégalité en refusant la réintégration des magistrats dont la révocation est annulée par le CE. À titre de rappel, l'ancienne jurisprudence du CE mettait ce ministère en position indélicate en n'acceptant que sporadiquement de prendre des décisions de réintégration en exécution des arrêts du CE. Plusieurs magistrats révoqués n'ont pas pu être réintégrés dans leur fonction malgré avoir eu gain de cause devant le CE. Même s'il est évident que l'exécution des décisions judiciaires par les autorités administratives est un paramètre important reflétant le degré d'effectivité de l'Etat de droit, l'employeur est tenu de sauvegarder les intérêts de l'institution. Entre les deux préoccupations, beaucoup d'abus de pouvoir entachent la légalité en pratique. Dans ce cas de figure, ni la liquidation des astreintes pécuniaires ni l'obtention de réparations allouées par voie de justice ne peuvent satisfaire pleinement les magistrats indument privés de la restitution de leurs droits. Le barreau est généralement un havre de paix et un refuge incontournable pour les magistrats en cas de révocation définitive ou de démission acceptée. Le sentiment éprouvé d'être au sein de la même famille juridique triomphe en définitive ! Mieux vaut tard que jamais. Comment se sortir de l'impasse ? Devant une telle situation, quelles sont les propositions qui présentent des solutions pouvant assurer une meilleure protection juridictionnelle aux magistrats ? Les Solutions recherchées doivent impérativement permettre le respect de la légalité et offrir une issue convenable à l'impasse imposée par l'effet du revirement en question. Deux groupes de solution sont à proposer : 1 – Des propositions qui demandent l'intervention du législateur. Dans toutes les sociétés respectueuses de la légalité, le pouvoir législatif est attentif aux préoccupations de la justice. Quand la jurisprudence est considérée indésirable, le législateur produit un texte de loi mettant fin à l'effet de cette jurisprudence. Les juges ne continueraient plus l'application d'une jurisprudence contraire à des textes de loi. Si tel est la volonté du législateur, il doit affirmer que les décisions disciplinaires en question sont susceptibles de recours en annulation. Si à l'inverse, le législateur approuve le revirement du CE, il faut qu'il modifie certains textes juridiques pour que la jurisprudence en question puisse devenir conforme à la légalité. Dans cette hypothèse, le législateur doit : - soit modifier le statut du CSM de façon à permettre l'instauration d'une deuxième variante de la composition de la formation disciplinaire du CSM. Modification qui va permettre à cette formation de rejuger légalement les affaires renvoyées devant elle ; - soit modifier la loi organique 98-02 régissant la CE en vue de lui attribuer le droit d'évoquer pour qu'il puisse lui-même juger au fond les litiges après cassation sans nécessité de renvoi devant le CSM. 2- Des propositions qui demandent l'intervention du CE. Cette juridiction peut revenir à sa jurisprudence antérieure. Cette démarche serait fort louable car elle aura le mérite de reconnaitre l'inadaptation voire l'illégalité du revirement en question. Plusieurs facteurs juridiques confortent la justesse d'une telle attitude éventuelle : - le CE avait tort de qualifier le CSM comme étant une juridiction administrative spécialisée pour deux raisons : la loi organique régissant le CSM n'attribue pas le caractère juridictionnel à cette institution constitutionnelle, et que seul le législateur ordinaire est compétent pour créer des juridictions conformément à l'article 122/-6 de la Constitution ; - le Conseil constitutionnel avait déclaré non conforme à la Constitution les dispositions relatives à la création des pôles judiciaires contenues dans la loi organique 05-11 portant organisation judiciaire pour avoir été éditées par le législateur organique alors quelles relevaient de la compétence du législateur ordinaire. Si le législateur n'est pas compétent pour créer des juridictions par loi organique, comment accepter que cela puisse être fait par simple décision de justice. C'est à bon droit que le Conseil constitutionnel avait conditionné la garantie de l'équilibre constitutionnel par le respect de chaque pouvoir de demeurer dans les limites de ses attributions ; - le système judiciaire algérien n'étant pas un système du précédent obligatoire comme tel est le cas dans les pays anglo-saxons, les arrêts du CE apportent des solutions qui ne valent que pour les cas d'espèces résolus. Ses arrêts n'ont pas d'effet erga omnès ; ils sont de nature individuelle. Seul le législateur est compétent pour élaborer des normes juridiques générales et impersonnelles. Il n'est pas excessif de conclure que le revirement jurisprudentiel du CE, consacré par l'arrêt n° 16886, fragilise la condition juridique des magistrats ; ceux-là mêmes qui sont investis constitutionnellement du pouvoir de protéger les droits et les libertés du citoyen. Une justice forte est une justice ou le juge ne craint que la loi et ne se soumet qu'à elle. Quand le juge ne bénéficie pas, lui-même, d'une protection judiciaire convenable, c'est la qualité de la justice qui en souffre. G. R. Avocat près la CS