Comment expliquez-vous cette façon sommaire, très alarmiste, disproportionnée des télévisions de couvrir les émeutes dans les banlieues françaises, en 2005 ? Y aurait-il un chef d'orchestre à la tâche derrière tout cela ? Ce n'est pas si simple. En tout cas, la pression du temps joue. Le journal télévisé doit rendre, à telle heure, tel reportage. Donc, il y a un angle décidé avant l'envoi du journaliste. Le reporter, on lui dit : « Tu vas faire tel sujet sur cet événement, sous cet angle bien précis ». Il ne lui reste plus qu'à trouver les gens qui vont corroborer les dires ou les présupposés, sans se soucier des effets secondaires sur les personnes interviewées qui, elles, le lendemain, après être passées devant des millions de téléspectateurs, vivent toujours dans le même quartier. Sur les chaînes de télévision françaises, on avait beaucoup critiqué ou montré du doigt les chaînes étrangères qui avaient exagéré le feu dans les banlieues. Vous démontrez images à l'appui que la télé française elle-même n'a pas lésiné sur l'exagération... Je démontre effectivement qu'on a beaucoup vilipendé les télés étrangères, sur leur traitement des banlieues, comme sur le mouvement anti-CPE, sauf que lorsqu'on regarde dans le détail, même si ce n'est pas allé aussi loin, les télés françaises sont critiquables sur le fait de parler de guerre, de mettre des cartes de la France entière en flammes, des choses qui marquent les esprits. Les télés étrangères ont dépassé les limites en parlant d'émeutes musulmanes, ce qui n'a jamais été dit dans les médias français. Les chaînes françaises ont cependant envoyé dans les banlieues des journalistes qui habituellement couvrent les théâtres de guerre. Cela nous amène à regarder les révoltes en banlieue comme un conflit. Se placer sur le terrain de la guerre, pourquoi pas aussi se mettre sur le terrain du choc des civilisations cher à Bush. On a l'impression qu'il y a un fossé qui se creuse, et c'est dangereux à quelques mois de la présidentielle. Quelles sont les limites de ce travail de décryptage que vous menez ? Ne pourrait-on pas faire un autre montage avec des images et propos plus positifs ? Oui, bien sûr. J'aurais pu choisir tous les reportages positifs qui ont été faits, on en aurait vu les limites aussi. Qui on interviewe pour faire un reportage positif ? Un jeune qui s'en est sorti, comme s'il était un cas unique, qui représenterait un faible pourcentage de la population. Comme si pour avoir réussi, il fallait passer par la télévision, alors qu'il y a beaucoup de jeunes qui travaillent tout à fait normalement, qui sont artisans, ouvriers ou autres, dont on ne parlera jamais. Votre travail veut démontrer qu'il n'y pas de part de neutralité dans ce type de travail ? A la base, c'est une réaction de téléspectateur, mais de téléspectateur averti, car je regarde la télé d'une certaine façon. C'est une réaction sur les événements un petit peu à chaud. Justement, dans votre documentaire, il y a une deuxième partie, avec des témoignages de jeunes, qui démontre la manipulation dont ils ont fait l'objet. Comment s'est passé ce retour sur le terrain après que tant d'images négatives aient été montrées sur eux ? Est-on mal reçu ? Je n'y suis pas allé en novembre 2005, mais en septembre 2006, avec le recul. J'ai été accueilli différemment car j'ai expliqué ma démarche. Je leur ai montré le décryptage réalisé. Il fallait arriver en expliquant ma critique du travail journalistique, mais ne pas en rester là. Il m'a fallu du temps pour instaurer le dialogue et qu'ils me disent des choses intéressantes au-delà de la réaction épidermique « les journalistes, tous pourris ». Une des personnes interviewées, Samir Mihi, qu'on avait beaucoup vu sur les plateaux en novembre 2005, vous dit un an après qu'il a ressenti que « le temps, c'est de la parole ». Une phrase forte... Outre le JT, il y a effectivement les plateaux où l'on voit le casting à l'œuvre. On a telle personne et on veut lui faire exprimer, le plus rapidement possible, telle ou telle chose. Le journaliste ou l'animateur n'a que cet objectif en tête, et il fait le forcing pour obtenir ce qu'il veut entendre. Le jeune éducateur, qui a beaucoup de choses à dire, est seulement là, car on veut lui faire lancer un appel au calme. L'animateur insiste pour le recentrer sur ce qu'il veut. C'est toute la question de la gestion du temps de parole qui est ainsi posée pour l'invité. L'image compte beaucoup, mais les mots aussi. Je décrypte donc autant l'un que l'autre. A entendre les paroles des jeunes, on sent une grande lucidité qui entre en contradiction avec l'image que la télé a voulu donner d'eux Ils ne sont pas dupes. En même temps, ils aimeraient donner une meilleure image de leur quartier. Mais s'il y a des préjugés de journalistes qui viennent en banlieue sans la connaître, les jeunes en ont aussi sur les journalistes. C'est ça qui est compliqué. Il y a un mur d'incompréhension qui est dressé entre les deux. Alors moi, ce que je propose, c'est que les jeunes s'approprient les médias, apprennent à filmer, à écrire des articles, à faire des radios associatives, des journaux de quartier. Ils commencent d'ailleurs à le faire. Il s'est passé beaucoup de choses depuis un an. Je suis d'abord pour l'éducation à l'image, montrer comment est-ce qu'on peut manipuler les images en faisant tel ou tel montage, et ensuite, une fois qu'ils ont compris le système, qu'ils soient eux-mêmes producteurs. Il y a cette phrase d'un journaliste suisse qui parle de mur de Berlin entre Paris intra-muros et la banlieue, de l'autre côté du périphérique autoroutier. C'est l'image, comme je l'ai entendue, d'une France qui serait intégrée et d'une France qui ne le serait pas. Cela exacerbe ce qui peut être une forme de peur. Et si des politiques jouent avec ça, on ne sait pas ce que cela va donner. Nous n'étions pas en temps de guerre, mais le pouvoir a décrété l'état de siège, sortant de l'oubli une loi votée pendant la guerre d'Algérie. Ça, ce n'est pas neutre. Vous avec un projet de documentaire : banlieue et psychiatrie. Pourquoi ? C'est un aspect sur le mal-être, le mal-vivre, dont on ne parle pas. C'est un terrain qui n'a pas été, à ma connaissance, vraiment filmé. Je veux parler du suicide dans les banlieues, des gens qui sont dans les hôpitaux psychiatriques, ceux qui vivent avec des antidépresseurs, des unités de soins qui s'installent, de la vie quotidienne des médecins, etc. Il y a une grande souffrance. On parle de ceux qui souffrent parce qu'ils n'ont pas de boulot, en raison de la misère mais moi je voudrais aller plus loin sur le thème de la misère psychique.