Le grand écrivain Rachid Boudjedra, l'auteur de La Répudiation ; L'Escargot entêté ; Fis de la haine, ou encore Hôtel Saint-Georges, a été humilié, séquestré et désigné à la vindicte populaire lors d'une caméra cachée de la chaîne algérienne Ennahar TV. Rachid Boudjedra, le doyen des romanciers algériens, une gloire nationale forçant le respect, a passé un quart d'heure cauchemardesque lors d'un programme de la chaîne Ennahar TV, diffusé mercredi en prime time ramadanesque. Mais il y a eu tromperie sur la marchandise. Confiant et disponible, il a été grugé. On lui a fait croire qu'il était l'hôte d'un nouveau club littéraire. Mais qui, en fait, était un traquenard, une caméra cachée. Aussi, Rachid Boudjedra, «l'ingénu», basculera dans un mauvais rêve, le «bad trip». Au nom du tout divertissant et d'un voyeurisme honteux recherché par des chaînes TV en ce mois sacré de Ramadhan observant et prônant les vertus cardinales universelles, notamment de tolérance, il subira un lynchage en règle, jetant l'opprobre sur lui, attentant à sa dignité, son honneur, sa liberté d'opinion et ses convictions religieuses… Des pratiques jurassiques, fascisantes, obscurantistes et haineuses. De faux policiers en civil — avec tout l'attirail, talkie-walkie, chasuble — font irruption sur le plateau, exhibent un document «officiel et légal» en lui signifiant une procédure judiciaire et dont les charges portent sur son apostasie, inféodation à des Etats étrangers et autre intelligence au profit de pays européens. Rachid Boudjedra hallucine. Séquestré, harcelé de toutes parts, subissant une insupportable pression, on lui fera répéter à plusieurs reprises la «chahada» — attestation, témoignage, la profession de foi de l'islam, dont elle constitue le premier des cinq piliers, elle est directement liée au principe de l'unicité de Dieu (tawhid). On s'adressera à Rachid Boudjedra comme si c'était un enfant qui ânonne. Devant un père fouettard orwélien. Et ce, non sans un certain «sadisme». Car les auteurs de cette «prise d'otage» riaient. Le pire, c'est que techniquement cette caméra cachée est montée. Donc, sentant la manipulation à plein nez. Une voix off s'incruste à chaque référent religieux. Cette voix, féminine, est d'un autre ton, pour ne pas dire temps. Celle d'une «fatwa» — avis juridique donné par un spécialiste de la loi islamique sur une question particulière — sans ambages : «On veut savoir, ô monsieur Boudjedra, tu es musulman ou athée ?» Les deux animateurs piquent un fou rire avec une attitude méprisante et condescendante : «Le pauvre est à plaindre, il fait pitié.» Pour dire, en clair : «Voici le grand romancier algérien, Rachid Boudjedra. Il ne fait pas la prière. Il n'est pas croyant. C'est un impie. Vous l'avez vu et écouté. Il ne cadre pas. Il n'est pas la norme.» Faire dans le prosélytisme télévisuel très toxique. Répandre ce fiel intégriste, contre un immense écrivain algérien ayant déjà vécu cela. Il a été menacé de mort par le FIS (Front islamique du salut, parti dissous) et une fatwa du GIA (Groupe islamique armé) a été prononcée contre lui — condamnation à mort — dans les années 1990. Et il eut le courage de commettre un ouvrage : Le FIS de la haine. Rachid ne méritait pas cela. En quittant cet univers dégradant, Rachid Boudjedra lâchera à un des animateurs : «Je ne suis pas ministre. Je suis pauvre. Je suis communiste.» «J'ai eu la frayeur de ma vie. Je croyais avoir à faire à des islamistes, des assassins, qui allaient exécuter une fatwa, me tuer. Ils m'ont enlevé, séquestré, ces faux policiers armés avec de faux documents… Ils ont été abominables avec moi. Ils riaient. Leur discours était teinté d'intégrisme. C'est une grave et dangereuse dérive à la télévision en Algérie. Le 31 mai 2015, la chaîne TV Echorouk avait déjà sévi dans le même registre. Et voilà, deux ans après, le 31 mai 2017, Ennahar TV remet cela. C'était coordonné, pensé et réfléchi… J'ai averti les responsables de la chaîne de ne pas diffuser cette caméra cachée… Ils n'arrêtent pas de m'appeler, de m'envoyer des gens que je connais pour s'excuser… Mais heureusement que les téléspectateurs n'ont pas adhéré à cette manipulation… Les réseaux sociaux recèlent de témoignages de soutien et de sympathie qui me font chaud au cœur… Mais la vie continue», nous retraça Rachid Boudjedra, hier matin, par téléphone, non sans amertume, cet épisode dramatique l'ayant affecté et surtout marqué. Depuis jeudi, la chaîne TV Ennahar ne cesse de diffuser en boucle sur le fil au bas de l'écran, ses excuses à Rachid Boudjedra et promet de revoir la conception proprement dite de la caméra cachée. A l'issue de cette bévue, Rachid Boudjedra envisage de porter cette affaire en justice. Maître Khaled Bourayou a été consulté. La réaction de la société civile ne s'est pas fait attendre. Un collectif s'est constitué. Il regroupe des avocats, des universitaires, des écrivains, des poètes, des activistes des droits de l'homme, des journalistes. L'on peut citer Hmida Layachi, Cherif Rezki, Abdelaziz Boubakir, Achour Fenni, Ismail Yebrir, Lachmout Amar, Nacer Djabi, Adel Boucherguine, Ahmed Cheniki, Rabiaâ Djalti, le Dr Yacine Mahi Bahi, Hada Hazem, Mohamed Bouhamidi… Ainsi que des comités de soutien à Rachid Boudjedra dans plusieurs villes d'Algérie. Dans une action unitaire, ce collectif a publié hier matin un communiqué intitulé «Il n'est plus possible de se taire», dénonçant cette débauche de violence, haine, inquisition ne disant pas son nom, à la télévision algérienne. Et surtout exprimer leur soutien agissant et indéfectible à l'honorable Rachid Boudjedra. Et par conséquent, le réhabiliter. Et demain à 11h, ce collectif appelle à une halte de protestation devant le siège de l'ARAV (Autorité de régulation de l'audiovisuel), sis rue Didouche Mourad, en face de la pompe à essence du Sacré-Cœur. Car cette instance est concernée au premier chef. Les ministères de l'Information, la Justice, la Culture, de l'Intérieur et la DGSN sont interpellés quant à la dissuasion de telles pratiques et pour œuvrer pour une éthique médiatique respectant les familles et préservant les enfants. Plusieurs textes soutenant Rachid Boudjedra circulent sur Facebook, notamment celui où pétitionnent Sofiane Hadjaj et Selma Hellal éditeurs, Adlène Meddi, journaliste et auteur… «Je signe, je condamne, c'est la honte» était le leitmotiv dénonçant l'autodafé. La télévision n'est ni un tribunal islamique ni une tribune obscurantiste insultant l'intelligence des téléspectateurs algériens.