Le débat sur les traces profondes de la colonisation ayant marqué l'accès des femmes à la citoyenneté et l'exercice de ce droit en Algérie a été très contradictoire et houleux du fait de l'absence d'un consensus autour de la définition des concepts utilisés lors des deux journées d'étude organisées à la Bibliothèque nationale, les 23 et 24 novembre, par le Centre de recherche en économie appliquée au développement (Cread), en collaboration avec la Bibliothèque nationale, la fondation allemande Friederich Naumann, le Centre culturel français(CCF), ainsi que le quotidien El Watan et auxquelles ont pris part plusieurs professionnels algériens et français du droit, de la sociologie et du mouvement associatif. Caractère anticonstitutionnel Trois thèmes centraux ont été retenus, à savoir la notion de la situation post-coloniale, le genre et la citoyenneté. Pour Mme Fatma Oussedik, sociologue du Cread et co-organisatrice de cette rencontre, elle a déclaré à l'ouverture des travaux que la colonisation a marqué profondément la société algérienne et laissé des traces aux niveaux institutionnel, culturel et social. « Nous voulions comparer trois situations post-coloniales, celle de l'Inde qui a connu la colonisation britannique, celle de l'Algérie occupée par la France et celle de la France, puissance colonisatrice avec désormais une partie non négligeable de sa population originaire de ses anciennes colonies. L'absence des conférencières indiennes pour des raisons de santé, nous oblige à nous limiter aux deux situations, tout en intégrant les notions du genre à travers le vécu multiple des femmes dans le jeu complexe de la post-colonie, ses hiérarchies et ses dépendances, les notions de citoyenneté comme reconnaissance d'un droit à participer à la gestion de la communauté et aux prises de décision. » Mme Sonia Dayan-Hezbrun, professeur de sociologie à l'université de Paris, a parlé d'un nouveau concept : le féminisme non-développementaliste, vu « sous l'angle de la dimension post-coloniale », en se basant sur l'exemple d'un feuilleton égyptien qui, à travers une histoire, encourage les filles illettrées des campagnes à s'instruire et à être actives. « Texte réfractaire » Mme Ghania Graba, chargée de cours à l'université de droit d'Alger, a plutôt mis la lumière sur le droit de la famille dans le système juridique algérien, en revenant à l'histoire de l'élaboration du code de la famille de 1984. En fin spécialiste du droit, elle a déclaré : « Ce code a marqué la rupture brutale avec le droit que même les initiateurs ne présageaient pas. Une lecture des références de ce texte permet de relever son caractère anticonstitutionnel. La réforme de 2005 a rectifié le tir en faisant référence à certains textes qui ont un lien direct avec le code de la famille... ». Mme Graba a relevé néanmoins que l'énoncé du code de 2005 a fermé toutes les portes de la jurisprudence et empêche le juge d'avoir une liberté d'interprétation. Ce qui, selon elle, bloque totalement l'évolution de la famille. « Il est en dehors du droit commun algérien, indépendant de tous les textes y compris la Constitution... ». Mme Graba a cité le cas des arrêts rendus par la cour suprême concernant le Khol'â, (le rachat par la femme de sa liberté, au cas où elle n'a pas de justificatif pour demander le divorce) et relatif au montant qui doit être exigé par l'homme, alors qu'il est bien explicité que si le couple n'arrive pas à s'entendre sur la somme c'est le juge qui l'évalue selon les moyens de l'époux. Elle a noté que chez nos voisins tunisiens ou au marocains, la codification des textes a permis de s'éloigner du poids de la religion, alors qu'en Algérie « il y a eu un texte le plus réactionnaire », notant que le problème réside dans le fait que quand il s'agit de la famille, « on exhibe à chaque fois les spécificités culturelles ou les valeurs islamiques ». Mme Saï Fatma-Zohra, chargée de cours à la faculté de droit d'Oran, a abondé dans le même sens, affirmant par ailleurs que les législateurs ont élaboré le code de la famille sans prendre conscience des répercussions qu'il allait avoir sur tous les autres textes, notamment la législation en matière d'assurance et de sécurité sociale. « La réforme n'a pas apporté les changements voulus. Elle n'a pas touché les points liés à l'héritage par exemple ou le mariage d'une musulmane avec un non musulman. D'ailleurs, même durant l'époque coloniale, le juge français n'a pas voulu toucher à ces clauses. Nous sommes face à un droit flottant qui a pour source le fik'h et la chariâ (...) ». Divergence La juriste a fait état d'une divergence entre les codes de la famille et celui de la nationalité et a conclu en notant que « la réforme de 2005 n'a pas réglé les problèmes. Elle a fait surgir d'autres plus complexes... ». Lors du débat, notamment sur la question des mères célibataires, Mme Graba a rappelé que durant les années 1970, la loi sur la santé et la protection sociale contenait tout un chapitre sur la protection des mères célibataires et leur prise en charge. Ce chapitre, a-t-elle déclaré, a été éliminé en 1985, lorsque la sécurité sociale a été dissociée du ministère de la Santé. « Peut-être que le texte qui est actuellement en préparation au niveau de la Solidarité nationale, est celui-là même qui a été abrogé ? », s'est elle interrogée. Pour ce qui est des droits de l'enfant, certaines conférencières ont relevé que l'article 40 du code de la famille est très controversé parce qu'il ne reconnaît pas de statut juridique aux enfants nés hors mariage. D'autres sujets, jugés par les participants aux travaux de tabous, comme l'accès à la sexualité, les mères célibataires, le harcèlement sexuel qui existent depuis des générations n'ont pu être débattus sur la scène publique. « Y a-t-il un problème de transmission entre les générations ? Peut-on dire que l'élite ne prend pas le relais pour mettre la lumière sur les problèmes liés à la citoyenneté ? ». Des questions lancinantes posées par les conférenciers mais qui n'ont pas eu de réponses. Le débat s'est terminé, hier, avec des interventions très contradictoires. Daho Djerbal, sociologue et éditeur de la revue Naqd, a exprimé son refus d'accepter ce nouveau concept de post-colonie qui, selon lui, éloigne le vrai débat sur la citoyenneté et l'accès des femmes aux sphères publiques, alors que Me Hocine Zehouane, de la ligue des droits de l'homme, a estimé que le concept de genre et de droits humains ont besoin d'une définition pour mieux s'entendre. Des interventions qui ont provoqué de vives réactions dans la salle, notamment de Eleni Verika, professeur de théorie politique et étude du genre à l'université de Paris. Pour détendre l'atmosphère, Mme Oussedik a clos les travaux en déclarant que « ces réactions contradictoires montrent que le débat a besoin d'être ouvert et approfondi pour mieux se mettre d'accord sur les concepts », et en indiquant que l'autonomie financière des femmes est la première étape qui mène vers l'égalité. A signaler, enfin, que les travaux des deux journées ont été ouverts en présence de Amine Zaoui, directeur de la Bibliothèque nationale, Mme Thebau, représentante de la fondation Naumann, et M. Ferféra Yacine, directeur général du Cread.