Profitons de ce que la question du conflit des valeurs est à l'ordre du jour pour poser à brûle-pourpoint quelques interrogations qui peuvent paraître malveillantes à première vue : identité et citoyenneté vont-elles forcément de pair ? Renvoient-elles aux mêmes régions réflexives ? Sont-elles portées par le même système de valeurs ? Ont-elles toujours le même horizon d'accomplissement politique ? L'identité, comme l'on sait, ne se définit que par rapport à l'Autre ; elle est une construction sociale et narrative de l'altérité. Elle renvoie en tant que telle à ce que Freud a joliment appelé « le narcissisme des petites différences ». Allant à l'essentiel, l'auteur de Malaise dans la culture, écrit : « Il est toujours possible de lier les uns aux autres dans l'amour une assez grande foule d'hommes, si seulement il en reste d'autres à qui manifester de l'agression […]. On reconnaît là une satisfaction commode et relativement anodine du penchant à l'agression par lequel la cohésion de la communauté est plus facilement assurée à ses membres. » Voilà qui pose tout de go le problème fondamental du politique : le vivre ensemble. Quelle instance doit ultimement présider à la fabrique du liant communautaire : la haine de l'Autre ou l'amitié civique ? Comprenons-nous bien : si l'identité n'est pas consubstantielle de la haine de l'Autre, elle n'en est jamais bien loin. Cultivant les différences jusqu'à l'obsession pathologique, l'identité, entendue dans son acception ethnique et religieuse, finit par considérer la proximité et la ressemblance comme une violation de sa pudeur, une atteinte à son honneur. C'est ici sans doute plus qu'ailleurs que l'identité paraît plus nettement incompatible avec la citoyenneté : en effet, là où la première cultive avec zèle l'opposition et la différenciation, la seconde affirme sans répit l'égalité et l'universalisme ; là où l'identitarisme érige avec ostentation les marqueurs identitaires, la citoyenneté célèbre sans relâche la non-discrimination et l'égalité devant le droit. La tension entre identité et citoyenneté peut habiter le sujet singulier et tirailler sa conscience entre des impératifs parfois irréconciliables. Le règlement du conflit de valeurs ci-devant provoqué n'obéit pas toujours au même principe ; son spectre est vaste et s'étend de l'autonomie de la volonté à l'hétéronomie en passant par la schizophrénie et l'ambivalence. La tension peut aussi passer du privé au public et se loger au cœur de la cité, dans le sein de la communauté. Ses lignes de faille peuvent dans ce cas de figure provoquer des fractures (symboliques, culturelles, politiques, communautaires) et contribuer à la production sociale de la haine (de soi) et de l'exclusion. D'une « thèse », la communauté devient, au terme de la faille, une « hypothèse » soumise à la falsifiabilité : qu'est-ce qui nous divise définitivement sans faire de nous des ennemis irréconciliables ? Ce problème - dont le règlement conditionne l'émergence d'une Algérie pluraliste et démocratique - entretient un lien réflexif fondamental avec l'équation identité/citoyenneté : la neutralisation des conflits de valeurs. Or celle-ci exige au préalable une entente sur le type de communauté. Pour le dire en d'autres termes, la neutralisation des conflits de valeurs nécessite une réponse à cette question : quelles normes les individus souhaitent adopter pour réglementer leur vie en commun ? Le rapport identité/citoyenneté peut se désamorcer si l'on appréhende l'identité à l'aune de la culture. En libérant l'identité de l'emprise communautaire (ethnique, religieux, etc.), on en fait un bien culturel que chaque citoyen est en droit d'élaborer en toute souveraineté. L'identité, ainsi entendue, n'est plus un donné absolu qui exerce on empire sous tous les membres de la communauté mais bien plutôt l'expression d'une société ouverte qui accepte sa diversité.