Penser l'islam , chez Mohammed Arkoun (1928-2010), révèle la portée d'un projet critique de la Raison islamique. Il retrace, par là même, un long cheminement scientifique, intellectuel et éthique. Penser l'islam s'impose à notre entendement, aujourd'hui, gens du Sud surtout, rescapés ou non de cette grande débâcle qu'on a qualifiée, à tort ou à raison, de «printemps arabe» ; débâcle à laquelle il n'a pas assisté ! Penser l'islam est ici, donc, une tentative de réactualisation du travail de réflexion de l'islamologue dans ses grandes lignes, et, surtout, dans ce qu'elle a inscrit comme urgence : le recul de la Raison critique de la Pensée islamique ; le rejet de l'activité de la connaissance critique au lieu et place d'amalgames, de confusions, de pensée jetable, de bricolages de toutes sortes, auxquels se livrent les Gardiens de la Foi et de l'Orthodoxie, maintenant ainsi ce qu'Arkoun appelle, effectivement, Clôtures dogmatiques. Pour lui, «[i]l est urgent de faire passer l'immense et complexe implicite vécu dans toutes les sociétés musulmanes depuis 1950, à l'explicite connu.» (Penser l'Islam, p. 9). Il insiste sur la nécessité, sinon l'obligation, aujourd'hui, «de trancher la question de réformer ou subvertir, c'est-à-dire réaménager l'intérieur de la clôture dogmatique léguée par le passé, continuer à proclamer l'intangibilité des sources fondements ʺdivinsʺ (Ussûl) de la Loi et de ses expansions théologiques, abandonner au pouvoir politique la manipulation à ses propres fins, de ces biens symboliques ; ou bien ouvrir pour la première fois dans l'histoire intellectuelle de la pensée islamique tous les espaces de la recherche scientifique et de la pensée critique libre pour contribuer à la production d'une histoire solidaire des peuples, des cultures et des sociétés de savoirs partagés.» (Humanisme et Islam, p. 172). Dans cette urgence, définie par Arkoun, émerge le devoir de réflexion citoyenne et humaniste sur les questions d'actualité, dans les espaces méditerranéens du Sud ; devoir qui engage, aujourd'hui et de manière expresse, l'intellectuel en milieu musulman qu'il définit par : l'enseignant-chercheur-penseur. Cet intellectuel, Arkoun lui assigne une tâche précise : «L'intellectuel musulman ne peut être ni un érudit absent de l'histoire violente qui travaille sa société, ni un soutien inconditionnel des stratégies de pouvoir de tel groupe dominant, ou tel zaïm, un contemplateur de l'islam parfait ʺvalable pour tous les temps et pour tous les lieuxʺ; des tâches concrètes, urgentes, précises exigent de lui un engagement désintéressé, une discipline morale rigoureuse et des compétences reconnues par la communauté scientifique dans le monde, seule instance capable de transcender les querelles nationales, les visions étriquées, les doctrines militantes.» (Penser l'Islam, pp.33/34). En effet, Arkoun, partant d'un constat : dans ces espaces, il tarde à s'enclencher une synergie de dynamique historique de dépassement de l'état d'ankylose de la Pensée islamique. Une Pensée, remarque-t-il, désertée par la Raison, par la fonction Critique ; une Pensée fortifiée derrière la Clôture dogmatique depuis le XIVe siècle. Devant ce constat, il définit ce qu'il appelle le «sacerdoce de l'intellectuel». Il note à ce propos : «La question de la sortie hors de la clôture déjà esquissée dans le corpus coranique. Voilà pourquoi il est important de clarifier davantage les voies et les moyens de cette sortie historiquement inéluctable, comme le montre l'exemple édifiant du christianisme catholique en Europe occidentale.» (Humanisme et Islam, p. 170). C'est en ce sens qu'Arkoun a forgé son projet scientifique durant un demi-siècle de travail critique. Il a tracé une ligne directrice : Critique de la Pensée islamique. Un travail d'interrogations, de questionnements où il soumet l'islam en tant que religion vécue par des hommes, et l'islam en tant que faits historiques ayant érigé un Empire, de productions intellectuelles, d'actions concrètes au travail de la Raison critique moderne. Ce travail, il l'a mené avec rigueur et radicalité. La mobilisation de la Raison critique par Arkoun a un but : chercher, à travers sa mobilité, par son déplacement, de nouveaux lieux, de nouveaux territoires de questionnements et d'interrogations de la Pensée islamique ; lieux de questionnements et de fondement d'une nouvelle connaissance de l'islam. Ces lieux, il les situe dans l'état actuel d'ankylose et de fossilisation de la Pensée islamique, et ce, depuis l'avènement des Etats post-coloniaux dans les sociétés traversées par le fait islamique. Territoires où y sont nées, constate-t-il, des oppositions et qui réclament l'application de la Shari'a et le retour à la religion vraie. Le constat est donc là : un état qu'il qualifie d'ambigu. Car, s'interroge-t-il, au lieu et place d'une dynamique spirituelle qui projette des dépassements incessants, n'assiste-t-on pas à une situation d'immobilisme où se mêlent des certitudes dogmatiques d'idéologisation, de politisation, de mythologisation, de mystification qui s'amplifient par le moyen de la religion ? Ce à quoi on assiste, en effet, est une situation où, écrit-il, «l'Etat et l'opposition se livrent à la même surenchère sur l'orthodoxie dans la manipulation de la Shari'a à propos de l'observance des obligations coraniques et des normes régissant le Statut personnel (…) qui bloquent notamment l'émancipation de la condition féminine. L'enjeu réel de l'appel à la Shari'a est toujours l'accaparement d'un pouvoir qui, laïcisant ou fondamentaliste, bouche l'horizon de sens moderne et de sortie de la clôture dogmatique.» (Ibid., p. 168). Devant ce constat, Arkoun, dans son projet critique de la Raison islamique, mobilise les outils et des instruments des Sciences de l'homme (histoire-anthropologie-sociologie-philosophie-déconstructionnisme- structuralisme-linguistique-sciences du Texte-philologie-sémiotique-herméneutique…) Le recours à ces disciplines a pour objet : la formation de l'épistémè coranique dans la Pensée islamique ; les ruptures épistémiques, caractéristiques de l'état actuel de l'islam, transformées en rétrécissements ou en ankylose. Arkoun travaille le concept d'épistémè, emprunté à Michel Foucault (Les Mots et les Choses, 1966), qui même si ce concept apparaît à prime abord «fort voire anachronique pour l'époque de formation de la tradition islamique» (La construction humaine de l'islam, Entretiens, pp.66/67), il n'en demeure pas loin que, dans le processus de formation historique de la Pensée islamique (corpus coranique-sunna-hadith-fiqh-ray- droit-grammaire-exégèse, etc.) cette épistémè existe à des niveaux divers. Elle est en lien, explique-t-il, avec le substrat culturel des époques successives et va connaître un véritable essor avec les premiers débats mu'tazilites et a donné lieu à l'émergence «d'une rationalité liée à la [la] philosophie grecque.» (Ibid). D'où, pour Arkoun, l'importance du mouvement philosophique des Mu'tazilites, qui s'épanouit dans le premier quart du IXe siècle qui constitue à ses yeux «un grand moment historique de la Pensée islamique d'expression arabe, celui où se forme la langue philosophique, juridique et théologique en arabe, à la place du syriaque et du grec. (…) [L]à prend racine l'épistémè de la Pensée islamique en train de devenir classique (…).» (Ibid). C'est sur ce terreau, sur cet humus, que prend racine l'épistémè de la Pensée islamique, dans ce début de systématisation de la connaissance et du savoir dans plusieurs disciplines (théologie-philosophie-grammaire-mathématiques-médecine-astronomie-littérature-poésie, etc.). Il est donc nécessaire pour l'enseignant-chercheur-penseur, qui aborde la Pensée islamique, de «prendre en compte ces structures dynamiques inconscientes ou sous-jacentes qui stimulent les créations visibles dans l'histoire.» (Ibid). Abordant la Pensée islamique, Arkoun, travaillé par la Raison critique moderne qu'il mobilise, jette les bases épistémologiques (problématiques et méthodologiques) d'une Science : l'Islamologie appliquée. C'est un projet qui s'inscrit dans une perspective historique, franchement orienté vers un humanisme universel : «Selon moi, répond-il à Edgar Morin, l'histoire est naturellement dangereuseʺ(…) je parle d'une histoire qui n'est pas celle des historiens de l'histoire profane. Quand j'entends le mot ʺhistoire, immédiatement se superpose pour moi l'hagiographie, ou l'histoire des hommes charismatiques ou saints, qui se sont imposés dans un cadre magique et ont été ʺamplifiésʺ pour ainsi dire dans l'imaginaire ou le cadre du merveilleux. Le merveilleux est plus large que la magie.» (La construction humaine de l'islam, pp. 81/82). Cette orientation cherche à mettre en avant les moyens, les instruments et les outils pour faire explorer méthodiquement les inquiétudes de l'esprit musulman en quête de citoyenneté, de modernité et d'universalité. La conviction inébranlable d'Arkoun reste cette «histoire solidaire des peuples ainsi esquissée qui pourra mener la Pensée islamique et les musulmans à affronter, pour la première fois de leur histoire, les défis les plus qualifiants de la modernité et à bénéficier des apports universalistes de la pensée scientifique et de l'interrogation philosophique.» («Comment concilier islam et modernité» ; article). «Seule, en effet, une pensée critique, travaillant ses instruments de réflexion est capable de penser les causes lointaines et les faits immédiats, capable d'aborder les faits islamiques hors des bornages dogmatiques fossilisés dans les esprits et les pratiques des hommes, capable à même d'ouvrir de nouveaux horizons de pensée.» Il ajoute : «Une pensée critique qui dispose des outils conceptuels et les postures de la raison nécessaires pour donner un sens et assigner de nouvelles tâches à cette histoire solidaire des peuples libérée des dualismes manichéens et orientée vers le dépassement du Bien et du Mal, du Vrai et du Faux, de l'Elu et du Réprouvé, du Civilisé et du Barbare, des Lumières et des Ténèbres…» (Ibid). Pour Arkoun, cette pensée doit interroger à quel point il faut croire à l'universalité de l'épistémè coranique sans pour autant verser dans de vaines projections. Le projet d'Arkoun, la nouvelle discipline qu'il a forgée pendant un demi-siècle, engage la Pensée et la Réflexion vers une subversion des gloses traditionalistes des clôtures dogmatiques, et, ainsi, la dégager de cette réflexion séculaire : raison religieuse versus raison scientifique. Des confrontations qui résultent de ce qu'il appelle l'impensé dans la Pensée islamique. Pour lui, cette pensée ne peut avancer objectivement que dans la mesure où elle pense cet impensé. C'est en ceci qu'il reconnaît toute la programmatique des sciences humaines qu'il tente de mobiliser. Il l'explicite ainsi : «Il faudrait une philosophie, ou philo-anthropologie, dans une histoire qui prendrait en charge les deux champs, les deux terrains de bataille qui constituent l'imagination et la raison, la folle du logis et la raison souveraine, qui est toujours là, bien stable sur son trône, donnant des leçons et tranchant les problèmes.» (La construction humaine de l'islam, p. 51). Et si cette Pensée ne s'y engage pas avec fermeté, avec détermination, quels que soient les obstacles, elle ne pourra pas envisager une sortie des clôtures dogmatiques et établir le droit de l'Esprit : la Vérité ! La programmatique arkounienne recommande, en effet, un travail lent et difficile sur l'appareil conceptuel à mettre en place et à rendre opérationnel. Ce travail doit être effectué à l'intérieur de la Langue pour pouvoir diffuser une pensée scientifique moderne capable d'aborder ce vaste patrimoine tant glorifié. Il importe en effet, écrit-il, de penser et la religion et en dehors de la religion, «les questions de l'Etat, de l'organisation des pouvoirs, de la société civile, des libertés individuelles, notamment la liberté religieuse, de laïcité… qui demeurent largement impensés.» (Penser l'Islam, p. 28). C'est là où réside le problème de fond de la Pensée scientifique qui doit s'atteler sur l'impensé dans la Pensée islamique. Arkoun y relève un certain scepticisme, un certain manque de perception d'une vision totale du monde et du temps, des systèmes philosophiques qui dominent la Pensée universelle. C'est pour cela, prescrit-il, qu'il faut s'aventurer courageusement dans cette voie, en dénouant tous les problèmes légués par le passé et élucider toute la complexité de l'histoire jusque-là sous analysée. Dans la même voie, Arkoun propose une «stratégie de déverrouillage des mentalités» en les orientant vers des activités déterminantes : la Critique du discours - l'Histoire critique de la pensée - la Recherche anthropologique - le rétablissement de l'Attirance philosophique. Ainsi, la sortie des clôtures dogmatiques incombe, de ce fait, à l'enseignant-chercheur-penseur qui a le devoir de s'occuper du destin de l'esprit, de s'aventurer sur le terrain de la Raison souveraine. Cette figure de l'intellectuel est à l'opposé même du type de l'intellectuel fonctionnarisé «à l'instar du médecin de campagne qui se contente de recevoir les malades dans son cabinet, sans jamais se mêler à la vie du village où il exerce son art, le chercheur s'isole souvent dans sa spécificité et devient un ʺexpert.» (La construction humaine de l'islam , p. 29). Arkoun plaide, dès lors, pour une Pensée subversive, dans la mesure où la subversion est un acte humaniste et éthique d'intervention de l'enseignant-chercheur-penseur. Cette subversion des gloses traditionalistes des clôtures dogmatiques consiste à trouver les outils de pensée et de critique pour dépasser tous les ressassements dogmatiques. L'Histoire en cours, s'interroge-t-il, n'est-elle pas faite d'effondrements du sens, de déperditions des valeurs des signes ? N'assiste-t-on pas à un accroissement, de jour en jour, de la puissance de la technologie en Occident, tandis que, l'aire traversée par la Pensée islamique, s'enfonce dans le dogmatisme ? Ces interrogations confortent, selon lui, le constat qu'il fait, sans équivoque : celui de la défaite de la Raison aujourd'hui. Alors que, naguère, sûre de conduire l'Humanité vers le Salut par la connaissance scientifique, la démocratie, l'Etat providence et l'humanisme universel, aujourd'hui elle produit dans les sociétés traversées par le fait islamique des effets dévastateurs. Dans ce contexte de déconfitures multiples, Arkoun met en avant le rôle déterminant de ce qu'il nomme la Raison émergente : sacerdoce de l'intellectuel, enseignant-chercheur-penseur, en contexte islamique. Cet intellectuel doit se libérer des liens d'intérêt avec la société pour une grande exigence critique. On peut comprendre, aujourd'hui, la portée de la Pensée subversive. L'acte subversif, dans cette perspective que dessine Arkoun, devant ce chaos, est bien le contraire de ce qu'on a coutume d'appeler Réforme. Cette dernière, pense-t-il, est apologétique, agissant à l'intérieur des clôtures dogmatiques, alors que la subversion engendre des ruptures. La subversion intellectuelle et spirituelle qu'il préconise ne peut en aucun cas être ramenée à cette «subversion par la fureur terroriste». La subversion est avant tout un acte de penser le reversement des ordres établis qui n'est pas synonyme de désordre et d'anarchie. Il précise encore : «Quand je parle de subversion de la pensée religieuse avec ses constructions mythohistoriques de la croyance, ou de la pensée moderne avec ses dérives mythoidéologiques, je pense concrètement à la réactualisation du geste des philosophes des Lumières au XVIIIe siècle pour ouvrir de nouveaux horizons de sens, d'intelligibilité, de connaissance avec le souci constant d'éclairer, d'orienter une action historique révolutionnaire.» (Humanisme et Islam, p. 175). Devant l'émiettement du champ intellectuel de la Pensée islamique, l'intellectuel a l'obligation de se préoccuper du sens. Il a la responsabilité de veiller sur les conditions épistémologiques de la Raison émergente qui reste, pour Arkoun, inséparable de l'intériorité du Sujet humain, encombré, sans horizons, inaccessible à la citoyenneté. C'est pourquoi, ajoute-t-il, l'urgence est là : «La déconstruction de[s] argumentaires ressassés sous diverses formes par toute la longue suite de la pensée réformiste salafiste. Ce travail est primordial parce qu'il conduit à la subversion radicale d'un discours qui réunit tous les attributs de la pensée aliénante sous couvert de la religion vraie. Il vaut la peine de résumer l'argumentaire dogmatique qui nourrit la ʺfoiʺ et soutien ses œuvres.» (Humanisme et Islam, p.162). Pour Arkoun, ce type d'intellectuel a existé en Islam classique. Et, du VIIIe siècle jusqu'à la mort d'Ibn Khaldoun (1406), des figures et des noms connus ont engagé la réflexion et la confrontation des sciences religieuses ou traditionnelles et les sciences rationnelles ou intruses. Ces noms ont contribué à élaborer un champ intellectuel avec des échanges et des ruptures entre deux domaines de production de la connaissance «qui rivalisent dans la quête de cohérence rationnelle, de méthodes d'investigation, de validation des faits et des vérités, de transmission intègre des savoirs. Mais ils diffèrent sur l'autonomie de la raison et son statut cognitif.» (Ibid, p. 154). Arkoun cite à titre illustratif : Bûyides, Jahiz, Ibn Hazm, Râzî, Ibn Kullâb, Al Nazzâm, Bishr Ibn Al Mu'tamir, Ibn Adî, Abd Al Jabbâr, Miskawayh, Al Ghazali, Ibn Rochd, Ibn Sina, Ibn Taymiyya, Al Farabi, etc. Ce type d'intellectuel donc a eu la responsabilité de résoudre le conflit majeur de la Pensée islamique : raison religieuse versus raison scientifique. Ce type d'intellectuel, argue Arkoun, la Nahda n'en a pas produit parce qu'elle a versé dans l'apologie. A l'opposé, le projet d'Arkoun pousse vers la construction de la Raison émergente qui doit interroger le fait religieux et explorer les avants et les après de la mise en place du «Corpus officiel clos», socle inébranlable de la clôture dogmatique. Il doit penser les impensés et les impensables accumulés dans la Pensée islamique depuis des siècles. Ce projet, en effet, remet en cause l'homo islamicus construit par les penseurs de l'Occident. C'est pourquoi, pense Arkoun, il faut saisir le dynamisme historique qui transforme le croire, et de fait, les faits religieux soumis aux forces de la mondialisation, et les interpréter en tant que dynamiques de ruptures épistémiques et épistémologiques qui ont une portée subversive indéniable. Elles doivent servir d'objet pour l'avenir de la Pensée islamique une fois engagée à penser les impensables et les impensés accumulés depuis au moins la mort d'Ibn Khaldoun ! Les penseurs occidentaux, selon lui, continuent à penser ce postulat d'homo islamicus «substantiellement, essentiellement, mentalement programmé pour la répétition indéfinie des habitus incorporés en chaque fidèle soumis quotidiennement à la discipline des rites, des cultes et des croyances. Il va de soi que cette construction de l'homo islamicus traduit des données indéniables observables dans toutes les religions. Avec l'islam, les contraintes idéologiques sont venues renforcer depuis les années 1970 la mécanisation ritualiste pour mieux contrôler les esprits en soumettant les corps aux disciplines rituelles. La bataille du voile, le rôle des signes extérieurs (moustache, barbe, turban, habit uniformisé…) illustrent non pas une mentalité figée, mais une dynamique historique qui oblige à assigner l'arsenal des signes et des rituels religieux des fonctions sociales et politiques nouvelles.» (Ibid, p.160). Dans ce contexte, en effet, les Etats ayant inscrit l'islam religion de l'Etat, autant que les oppositions politiques qui réclament le retour à la Shari'a, au religieux, renforcent la clôture dogmatique, devenue une prison idéologique pour la Raison émergente et pour l'intellectuel qui s'en réclame. Le contexte actuel d'appauvrissement du champ intellectuel en contexte islamique, où surgit le djihad, cette obligation absente, se retrouve remis à l'honneur pour une lutte radicale contre l'Occident. C'est pourquoi il est aussi urgent d'interroger «le noyau dogmatique de la Foi». Avec l'extension de l'assise sociologique de la clôture dogmatique, sous couvert de modernisation, Arkoun énumère les quatre forces : Dieu-le pouvoir politique, la sexualité, les forces qui empêchent le sujet humain d'accéder à la conscience claire comme acteur historique. Il s'interroge alors sur la direction si les quatre forces interagissent au niveau individuel et collectif, orientent-elles le destin historique des sociétés ? Ainsi, il lui apparaît que, dans les sociétés traversées par le fait islamique, où se creuse l'écart entre le sujet, l'individu, la personne, le citoyen, l'échec des Etats post-coloniaux est total. Ils ont poussé, poursuit-il, la perversion jusqu'à la négation de l'intellect. A cet échec, s'ajoute l'appel à la Shari'a qui ferme l'horizon à la citoyenneté, anéantit toute volonté de sortie de la clôture dogmatique. Il ajoute : «Le contrôle de la sexualité par les multiples tabous qui enchaînent la condition féminine et les jeunes en particulier, les pouvoirs exorbitants accordés à l'homme adulte et marié par le code de la famille permettent une reproduction sûre et durable de cette clôture grâce aux prescriptions et aux coutumes intériorisées qui ont longtemps perpétué une obéissance-réflexe des enfants au père, de la fille au frère quel que soit son âge, de la femme au mari, du cadet à l'aîné. (…) Je résume cette situation par la formule suivante : l'islam est théologiquement protestant, mais politiquement catholique.» (Ibid., p. 168). Les tâches assignées par Arkoun à l'intellectuel, et la Raison émergente, son sacerdoce, dans ce contexte, consistent, dans les sociétés concernées, à énumérer les attentes, les espérances les plus citoyennes, les revendications les plus légitimes, les affirmations de soi les plus agressives dans les conduites individuelles et collectives. Le fait de subvertir les modes de pensée islamique, tel le conçoit que Arkoun, passe nécessairement par une critique subversive aussi des modes de pensée mythohistorique dans lesquels la Raison islamique s'est enfermée depuis le XIVe siècle jusqu'à aujourd'hui. C'est pourquoi, pense-t-il, la Raison émergente est radicalisante. Car, argue-t-il, la subversion qu'elle engendre est ascèse intellectuelle, audace d'action face à la relation triangulaire et systématique : Etat-islam-opposition ; relation faite de manipulations symboliques, sémiotiques et politiques. Sur la même lancée, la sortie de la religion doit réunir, pour la même cause, la Raison émergente et la Raison religieuse. Néanmoins, il reste toujours la question que formule Arkoun ainsi : «Compte tenu de tout ce qui précède, peut-on poser la question de la sortie de l'alliance systématique des clôtures dogmatiques et de la structure verticale du pouvoir dans les contextes actuels où la guérilla terroriste et les régimes autoritaires exposent tant de peuples innocents aux conquêtes de type colonial qui délégitiment une fois de plus les grandes promesses et la modernité intellectuelle et soumettent la démocratie des lobbies politico-financiers ? Peut-on identifier dans le chaos mondial actuel et sous l'empire de la violence pure quelques conditions de possibilité de cette sortie ?» (Ibid, p. 169). C'est à méditer… !