Au fil des décennies, les commémorations du 1er Novembre se raréfient, les rangées autour des stèles et des carrés des martyrs sont clairsemées, il y a de moins en moins de monde, des personnes âgées surtout, essentiellement des moudjahidine qui, sept années durant, ont affronté une des pires armées coloniales que le monde ait connue. Ils l'ont évincée après un combat de sept années, tout aussi impitoyable qu'héroïque, puis ils se sont attelés, une fois l'indépendance recouvrée, à cultiver, chacun à sa manière, de façon individuelle ou organisée, cette grande mémoire libératrice et fondatrice de la Nation algérienne, soit par la parole, soit par l'écrit. Si une poignée de moudjahidine a tiré profit de la Révolution en investissant, dès le lendemain de l'indépendance, les espaces politiques et militaires et en s'octroyant de larges privilèges économiques, la grande majorité, elle, est restée saine depuis l'indépendance : elle vit de pensions légales, une partie d'entre elles est même réduite à vivre avec le strict minimum. Mais les souvenirs des moudjahidine ne sont pas toujours agréables, ils sont aussi faits de douleurs aux évocations du passage à l'ennemi de nombre de leurs compatriotes, habillés en harkis, de l'opportunisme de beaucoup d'Algériens rejoignant le maquis à la dernière minute, à la faveur des négociations sur les Accords d'Evian. Et également au souvenir de tous ces règlements de comptes impitoyables entre responsables du FLN et de l'ALN, dont le summum de l'horreur a été l'étranglement au Maroc de l'illustre Abane Ramdane par ses propres compagnons. A quoi il faut ajouter la terrible crise de l'été 1962, lorsque, pour des intérêts de pouvoir, des unités de l'ALN de différentes wilayas se sont entretuées, les combats faisant des centaines de morts. La guerre pour s'accaparer l'après-indépendance est la plus grosse tache noire de la Révolution algérienne. Visionnaire, Larbi Ben M'hidi l'avait pressenti déjà en pleine guerre, en disant que «lorsque nous serons libres, il se passera des choses terribles, on oubliera toutes les souffrances de notre peuple pour se distribuer les places. Nous sommes en pleine guerre et certains y pensent déjà… Oui, j'aimerais mourir au combat avant la fin.» Les dégâts causés à l'Algérie indépendante sont lourds : par la force ou la ruse, la légitimité historique a été accaparée par des individus et des clans, en son nom ils ont régné à leur guise, sans partage, imposant aux Algériens leurs propres choix politiques et idéologiques. La Révolution a été un «fleuve détourné», comme l'a évoqué l'écrivain Rachid Mimouni, ce qui a causé au pays un mauvais départ dans sa construction démocratique et économique. A ce jour, l'Algérie en paye le prix le plus fort et n'eut été la force inimaginable du symbole «1er Novembre» dans la conscience nationale, symbole que véhicule encore heureusement la frange saine des moudjahidine, les nouvelles générations ne croiraient plus en leur pays. Si les jeunes se sentent encore profondément algériens et arrivent à supporter quelque peu les aléas de la vie, c'est qu'ils savent, ne serait-ce que par la culture ambiante, que d'autres jeunes de leur âge ont péri pour un idéal, par centaines de milliers. D'où cette importance vitale pour la survie de la Nation de toujours célébrer le «1er Novembre» mais en se gardant de céder au folklore ou à la démagogie, au tri sélectif des faits et au gommage des pages sombres. Il y eut de l'héroïsme, beaucoup d'héroïsme, mais il y eut également des lâchetés et des trahisons. Toute révolution a ses forces et ses faiblesses, et nier ces dernières c'est la dénaturer profondément. Par calculs, tous les pouvoirs politiques post-indépendance, notamment les premiers, ont cédé à cette tentation, rendant quasiment vaines les tentatives des historiens d'écrire avec la plus grande objectivité le récit de la Guerre de Libération, de ce moment le plus intense et le plus décisif de la grande saga historique du peuple algérien.