« Il y a deux vérités qu'il ne faut jamais séparer en ce monde. Que la souveraineté réside dans le peuple Que le peuple ne doit jamais l'exercer. » Antoine de Rivarol La politique est l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde, avait écrit Paul Valery. Keith Ellison, ce quadragénaire qui ferait plutôt penser à un jovial acteur de cinéma, a fait sienne cette devise en s'engouffrant dans le très complexe art de l'esquive. « Pour ne pas rester en rade, surtout pour des gens comme nous, qui savons ce que discrimination veut dire, il vaut mieux prendre notre destin en main, sinon on continuera à subir le joug des autres », avait-il déclaré lorsqu'il avait décidé d'embrasser une carrière politique. Alors il y est allé, nourri des idées généreuses et progressistes avec l'intime conviction de changer l'ordre des choses, au moins le secouer. Car pour gagner, il ne suffit pas de savoir ce que veut l'adversaire, il faut surtout savoir ce que l'on veut soi-même. Et Ellison savait d'emblée ce qu'il voulait faire. Il a fait deux choix importants. Entrer en politique et se convertir à l'Islam. Depuis sa mue, il est devenu un homme qui compte dans le sérail démocrate, surtout dans son fief, le Minnesota, où l'exercice était plutôt périlleux. Terre promise des immigrants nordiques où les Afro-Américains ne pèsent pas lourd sur le plan démographique, moins de 4% de la population, cet Etat a pourtant jeté son dévolu sur ce jeune avocat noir de 43 ans, désormais son représentant au Congrès. En guerre contre la guerre Dans cette Amérique profonde du Middle West, le candidat noir s'est battu comme un beau diable, pour s'offrir enfin le siège tant convoité. Il est le premier musulman à rejoindre le Capitole où il va désormais défendre le programme de ses amis démocrates qui ont mis à profit la déconfiture de leurs rivaux pour s'imposer. D'ailleurs et à l'instar de ses partisans, il n'a eu de cesse de vilipender la politique de Bush. « Je ne comprends plus pourquoi le Président affirme qu'il faut avoir confiance en lui quand il est patent que sa politique à Baghdad a échoué. De plus, l'idéologie messianique des néo-conservateurs et son ferment religieux se trouvent fortement ébranlés. Il faut passer à autre chose et on est là pour ça », lance-t-il à l'endroit de ses électeurs. Sa victoire, il l'a arrachée à Minneapolis, une circonscription électorale détenue pendant 28 ans par Martin Olav Sabo, d'origine norvégienne, parti à la retraite cette année. Le triomphe de Keith aurait pu passer pour banal, s'il n'était le point de mire de la jeune garde de son parti, pour son engagement sans faille contre la guerre en Irak et ses attaques incessantes contre la politique de Bush. Mais pas seulement cela, la couleur de sa peau et sa confession musulmane en ont fait un élu atypique voué à une médiatisation outrancière. Il est vrai qu'au pays des conservatismes, l'avènement de Keith est plus qu'un fait divers. Et puis, en bon communicateur qui s'est pris au jeu des médias, le premier Noir jamais mandaté par le Minnesota à la Chambre des représentants, et le premier musulman à gagner le Capitole, ne se fait pas prier pour s'afficher dans les studios avec ses manières théâtrales presque caricaturales. Comme lors de cette émission de grande écoute où son adjointe lui a tendu discrètement un sandwich quand est venue l'heure de rompre son jeûne du Ramadhan. Keith est comme ça. Il fait soigner son image, même avec des airs de m'as-tu vu ? C'est lui qui avait déclaré lors d'une campagne menée tambour battant : « Je représente seulement le Minnesota. Et pas les musulmans de la planète. Mais si ma présence peut marquer la différence entre mes positions et celles de givrés rendus hystériques à cause du 11 septembre, j'aurais peut-être fait œuvre utile. » Né catholique il y a 43 ans à Détroit, Keith s'est converti à l'Islam à l'âge de 19 ans, alors qu'il étudiait à l'université du Minnesota. Dans les années 1990, il a signé des articles sous divers pseudonymes, Hakim, Muhammad et milité dans le mouvement nationaliste noir américain Nation of Islam. Son passé a été ressorti et finement décortiqué par son adversaire politique qui ne s'empêcha pas lors d'un meeting de monter l'auditoire contre « cet homme qui a frayé, avec Nation of Islam, le mouvement de l'antisémite Farakhan et cautionné son idéologie. Il a obtenu des fonds d'une organisation favorable aux terroristes palestiniens. Comment pouvez-vous lui faire confiance ? » Mais au lieu d'entraîner la foule par son discours, le républicain est sommé d'arrêter son char et d'aller voir ailleurs. Tête basse, il quitte la salle, laissant place à un Keith euphorique, qui répète à une assistance surchauffée qu'il ne veut nullement être le musulman de service. Il n'est pas dupe de ce qu'implique sa foi. Il fustige le discours sécuritaire qui, dans l'opinion, nourrit la crainte de l'Islam. « On a fait trop d'amalgame. La religion n'est pour rien dans la violence constatée ici et là. On s'est tapi derrière l'Islam pour justifier l'injustifiable », explique-t-il. Tout au long de sa campagne, Keith a condamné avec la plus grande vigueur l'entrée en guerre contre Saddam et a affirmé le droit d'Israël à l'existence. Il s'est insurgé contre la torture infligée aux suspects de terrorisme de Guantanamo, autant que contre l'espionnage des citoyens américains. Keith ne nie pas ses relations avec Nation of Islam. « Elles se limitent à ma participation à l'organisation de la fameuse marche de 1 million de Noirs à Washingon en quête de dignité dans un pays où la discrimination est toujours d'actualité. » D'ailleurs, face aux effets dévastateurs du racisme, il a plaidé pour un ressaisissement. « Ce sont aux Noirs eux-mêmes de saisir leur chance, de profiter des possibilités qui leur sont offertes pour réussir dans la vie et de créer un environnement culturel qui rejette le crime, l'ignorance et l'auto-abaissement. » Critique farouche de Bush Malgré ses distances avec Farakhan, Keith n'a pas renié sa religion. S'il prie cinq fois par jour en direction de La Mecque et fréquente la nouvelle mosquée du nord de Minneapolis, il n'a renoué les fils avec les organisateurs musulmans américains qu'après son élection à l'Assemblée parlementaire de son Etat en 2002. Ces liens se sont renforcés à la veille des primaires démocrates de septembre dernier, qu'il a remportées de 7000 voix sur ses rivaux. Des voix somaliennes, selon les analystes du scrutin. Abdellahi Hassan est leur représentant. Arrivé seul à 20 ans, en 1980 sans le sou, il est aujourd'hui directeur de ce que l'on peut considérer comme une véritable chambre de commerce africaine. « Bien sûr que nous avons aidé M. Ellison. De la même manière que les immigrants irlandais ont porté le clan Kennedy dans leur conquête du Massachussets. Pour les mœurs et le style de vie, nous serions en tant que musulmans, plus républicains que les républicains. Mais comme tous les nouveaux Américains, nous penchons pour les démocrates. Ellison, par sa culture et son engagement social, est donc le candidat rêvé », suggère l'homme d'affaires. Keith a assurément bénéficié de la mobilisation des musulmans. Il y a dix ans, la population musulmane était insignifiante dans le Minnesota. Ils sont actuellement plusieurs centaines de milliers, principalement Ethiopiens ou Somaliens. Le métier d'avocat qu'il exerce a grandement aidé Keith à se mouvoir dans une politique de proximité et un engagement aux côtés des pauvres. Ces derniers sont unanimes à louer ses mérites. La dépollution des eaux et l'interdiction des peintures au plomb, c'est lui. L'amélioration des conditions dans les écoles, c'est encore lui. Ses administrés savent le travail colossal qu'il a abattu et ne cachent pas leur sympathie pour ce battant, excellent tribun. Musulman et après ! « Les Américains sont las de six ans d'incantation et de divisions idéologiques. Ils veulent des élus qui accomplissent un boulot et se fichent de la couleur de leur peau, s'ils ont un impact sur leur vie quotidienne. » C'est à peu près ce que disait aussi son ami Barack Obama, sénateur noir de l'Illinois, d'origine kenyane, mais qui n'a été élu au Sénat en 2002 que grâce aux voix des Blancs. Peut-être que Keith est sur les mêmes traces. S'il a des sympathisants, notre député a aussi des ennemis. Accusé d'antisémitisme et d'extrémisme par des adversaires, Keith a reçu le soutien du révérend Jesse Jackson et l'ancien candidat à la présidentielle, M. Mondale, mais aussi du conseil national des juifs démocrates et d'un important journal de la communauté juive de Minneapolis, alors que son adversaire républicain est juif. Critique farouche du président Bush et de la guerre en Irak, il s'oppose à ceux qui brandissent le choc des civilisations et a rappelé dans sa campagne que les musulmans (4 millions aux Etats-Unis) ont des aspirations partagées par tous les Américains, avoir une vie décente, une bonne éducation, avoir un lieu de culte, créer une entreprise. Il est bon de noter que Le New York Times a rapporté une enquête effectuée par le département de la sécurité qui révèle que cinq ans après le 11 septembre 2001, les Etats-Unis enregistrent la plus forte émigration musulmane de ces dernières décennies, notamment depuis 2004. Les musulmans espèrent qu'il va leur fournir la voix qui leur manque désespérément même si son expérience est plus africaine américaine qu'islamique, explique Abdo, spécialiste de l'Islam américain. Fidèle à lui-même et féru des effets d'annonce, Keith est assez satisfait de l'image qu'il se fait de lui-même et de ce qu'en font les médias. Après l'effervescence suscitée par son élection et la relative accalmie qui s'en est suivie, le voilà qui remonte sur ses grands chevaux pour déclencher une polémique naturellement exploitée par la presse. Il a déclaré qu'il allait prêter serment sur le Coran et non sur la Bible, lors de la cérémonie d'investiture en janvier prochain. « J'en fais une question de principe a-t-il tonné devant ses supporteurs, en précisant que la constitution garantit à tout le monde le droit de prêter serment sur le livre qu'il préfère, c'est cela la liberté du culte. » Manifestement, Keith est un homme à part, et son parcours est un véritable compte de faits. PARCOURS Né à Detroit (Michigan) il y a 43 ans, dans une famille catholique, Keith Ellison s'est converti à l'Islam à 19 ans. Il a été proche, un temps, de Nation of Islam. Le mouvement noir radical de Farakhan, dans le milieu des années 1990. Devenu avocat, il se présente comme un musulman modéré prêt à travailler avec des personnes de n'importe quelle religion ou origine. Installé dans le Minnesota en 1987, il a été élu à la chambre des représentants locale dans un quartier multiethnique du nord de Minneapolis où il a siégé pendant deux mandats. Il est devenu, depuis le 7 novembre dernier, le premier parlementaire noir du Minnesota, un Etat majoritairement peuplé de Blancs. Keith Ellison a regretté que l'intérêt porté à sa religion ait fait passer au second plan son programme axé sur la défense des plus pauvres, une couverture santé universelle, le développement des énergie renouvelables et sur le retrait des soldats américains d'Irak. « Il ne fait pas de doute que la foi et les valeurs sont importantes pour les gens. L'Islam est une religion minoritaire et peu représentée en Amérique. » Keith est marié et père de 4 enfants.