Espagne, 1937 : le 26 avril, à partir de 16h30 et durant trois heures, le village basque de Guernica est bombardé et mitraillé par les airs. C'est le général Franco qui en a donné l'ordre. Ce sont des avions allemands et italiens, dont quatre escadrilles de la légion Condor, qui l'ont exécuté. Le massacre s'achève par le lâcher de cinquante tonnes de bombes incendiaires. La plus grande partie de l'agglomération est détruite ou en flammes. Des centaines d'habitants ont péri. C'est un événement de dimension mondiale car, en plus de son horreur, il annonce, à travers la guerre civile espagnole, l'arrivée de la Seconde Guerre mondiale qui débutera deux ans plus tard. Il marque aussi les débuts de l'alliance fasciste internationale entre l'Allemagne nazie, l'Espagne franquiste, l'Italie de Mussolini, puis le Japon impérial. C'est aussi la première fois dans l'histoire qu'une population civile est attaquée par des avions ! France, 1937 : entre le 1er mai et le 4 juin, à Paris, le peintre espagnol, Pablo Picasso, peint le tableau «Guernica», une des œuvres les plus connues au monde. C'est une commande de Caballero, le chef du gouvernement républicain, qui souhaite que l'œuvre soit exposée au pavillon espagnol de l'Exposition universelle de Paris. Mais c'est loin d'être une «œuvre de commande» au sens péjoratif de l'expression. Elle correspond tout à fait aux convictions politiques de Picasso. Il l'entame quatre jours après le bombardement, ce qui est sans doute un cas unique dans l'histoire de la peinture mondiale. Et il la réalise en un mois et une semaine, ce qui est une performance, d'autant qu'elle est monumentale, environ 3,5 par 7,8 m, ce qui est supérieur aux dimensions des bois d'un stade de football. Peint en noir et blanc, avec des gradations de gris, le tableau s'inscrit pleinement dans la période cubiste du peintre avec une forte inspiration expressionniste. «Guernica» se rapproche par ses couleurs des photographies de presse et prélude au passage entre peinture moderne et peinture contemporaine. Monde, 1937-2017 : la toile a été présentée à partir de juillet au public de l'Expo universelle de Paris, suscitant un grand intérêt autant pour son rapport à l'événement, alors tout récent, que pour son audace et sa puissance de composition et d'expression. A partir de là, le tableau part en tournée en Europe jusqu'en 1939 où il est emporté aux USA. Il y restera une quarantaine d'années. Picasso meurt en 1973, laissant des volontés écrites à son avocat, Roland Dumas, pour que l'œuvre ne retourne pas en Espagne avant l'avènement d'une démocratie. En 1975, le dictateur Franco décède. «Guernica» arrive à Madrid en octobre 1981 dans une émotion nationale énorme. Après le Musée du Prado, elle a intégré en 1992 le Musée de la reine Sofia où elle est exposée en permanence, de même que les 15 études préliminaires réalisées par Picasso pour la concevoir. En avril 2017, le musée a organisé une grande exposition célébrant les 80 ans de ce chef-d'œuvre devenu un symbole universel de l'horreur de la guerre. Cette célébration a donné lieu à des manifestations dans le monde entier. Alger, 2017 : l'ambassade d'Espagne en Algérie et l'Institut Cervantès d'Alger ont organisé une exposition intitulée «Dialogue hispano-algérien sur le Guernica». Le titre aurait pu être plus poétique, mais il a le mérite de signaler sans ambages l'objectif. Il s'agissait de faire réagir artistiquement des créateurs à cet anniversaire et, bien sûr, à l'œuvre elle-même. Cela s'est traduit dans un premier temps par la tenue d'une résidence de création qui a duré deux semaines et a réuni cinq artistes algériens, Abderrahmane Aïdoud, Mouna Benaamani, Abderrahmane Cherif, Amor Idriss Dokman et Djahida Houadef, ainsi que l'Espagnol Julio Lozano. Leurs œuvres sont visibles jusqu'au 25 janvier 2018 dans la grande salle de l'Institut Cervantès. On pourrait dire qu'ils s'en sont bien tirés, car il n'est pas évident du tout de «rebondir» sur une œuvre aussi écrasante, voire absolue, que «Guernica». Le point de départ de l'inspiration étant énorme et lourd, le risque était grand que leur créativité soit en quelque sorte paralysée. Vous verrez, si vous prenez le temps agréable de pousser la porte de l'Institut Cervantès, qu'ils ont su garder la tête froide et le cœur chaud, chacun restant fidèle à son style et proposant des visions originales. Ils donnent à voir leurs différents «Guernica» de manière étonnante en retenant, sans pastiches, tel ou tel aspect de l'œuvre de référence. Par exemple, Abderrahmane Aïdoud, toujours magistral dans ses compositions, s'est attaché avec beaucoup de dynamique à exprimer toute la noirceur du drame de Guernica et «l'animosité» de la guerre que son illustre prédécesseur avait symbolisée par un bestiaire. On peut citer aussi la démarche de Djahida Houadef dont l'univers floral habituel, quasi chantant, pouvait se trouver handicapé par un thème aussi terrible. Elle a éclaté son œuvre en une douzaine de petits tableaux carrés et suggéré ainsi par le support (mais aussi ses sujets) la dislocation de la vie que la violence peut provoquer. Quant à Julio Lozano, entre graphisme et photographie, il a créé un lien subtil et fort entre «Guernica» et les migrations actuelles causées par des guerres, soulignant la permanence et l'universalité de la condition humaine. Tous les artistes présents ont surtout sublimé la force de l'art supérieure à celle du Mal. En effet, si le bombardement de Guernica a été un horrible épisode de l'histoire, peu de personnes s'en souviendrait aujourd'hui sans le «Guernica» de Picasso. Cette œuvre, à l'esthétique volontairement dérangeante et choquante, est non seulement un témoin du fait historique qu'elle exprime mais une dénonciation de la guerre au-delà des périodes et des espaces. Le bombardement en 1958 par l'aviation française du village tunisien de Sakiet Sidi Youcef n'a pas trouvé son Picasso. Mais il peut se retrouver aussi dans le «Guernica».