L'image des dinandiers penchés sur leurs plaques de cuivre et diffusant l'écho de leurs martèlements dans les venelles est souvent rattachée à la Casbah car ils sont restés parmi les derniers à exercer après l'indépendance. Mais on n'a souvent pas idée du nombre de métiers que recelait l'artisanat de la ville. On parle des bijoutiers, brodeurs, sculpteurs et peintres sur bois, calligraphes, tailleurs, céramistes, graveurs, etc., sans réaliser les niveaux de spécialisation alors atteints car il existait par exemple des meqaïssia qui fabriquaient exclusivement des bracelets et khalkhals. D'autres métiers demeurent méconnus, à l'image des sebbaghines (teinturiers), des ressaïssia (plombiers), des bechmadjia (fabricants de babouches), des ferraghia (fondeurs), etc. Une panoplie extraordinaire d'activités en somme. Mais dans l'organisation de l'ancienne El Djazaïr, les artisans jouaient un rôle beaucoup plus important qu'on ne le pense souvent. Avec leurs produits, ils répondaient, bien sûr, aux besoins de la population. A cette époque, si on achetait par exemple un plateau de cuivre ciselé, c'était pour s'en servir au quotidien quand aujourd'hui il est plutôt un objet de décoration. Mais les artisans ne se limitaient pas à leur «métier de base» comme on dit aujourd'hui. Leur nombre et leur diversité à partir du 16e siècle, début de la prospérité d'Alger grâce à la Course, ont même influé sur l'urbanisme remarquable de la Casbah, loué comme un modèle par Le Corbusier, père de l'architecture moderne. En effet, on avait concentré les activités d'artisanat et de commerce dans la partie basse de la ville pour réserver la partie haute aux fonctions résidentielles, une préfiguration du schéma global des villes modernes. Chaque métier avait sa rue, ce qui permettait un repérage facile de l'offre mais aussi un exercice concentré de la concurrence favorable aux clients comme aux artisans qui pouvaient se consulter pour leurs intérêts communs. De fait, les artisans ont joué un rôle sociopolitique peu visible mais réel. Ils constituaient sans doute la partie la plus organisée de la population car chaque métier disposait d'un conseil (diwan) représenté par un amin. Ces sortes de secrétaires généraux de corporation siégeaient sous l'autorité du cheikh el madina (ou cheikh el bled) qu'on peut considérer comme un gouverneur civil de la ville. A travers ces structures, les artisans pouvaient défendre leurs intérêts et influer sur l'organisation de la cité. Ils étaient d'une certaine manière l'ossature de la «société civile» de l'époque. Au point que, peu d'années après le débarquement de 1830, l'administration militaire coloniale, constatant son potentiel de résistance, interdit totalement l'organisation des corporations, portant un premier coup fatal à ce patrimoine de savoir-faire et d'excellence. Il ne faut pas omettre de signaler que ces corps de métiers comprenaient de nombreux Andalous musulmans chassés d'Espagne à partir de la chute de Grenade en 1492 mais également des Juifs de même provenance qui avaient subi le même sort (chassés d'ailleurs avant les Musulmans). On comptait aussi dans les rangs de ces métiers diverses autres nationalités et confessions puisque, souvent, les captifs de la Course qui disposaient d'un talent et se convertissaient étaient aussitôt autorisés à s'installer librement. Le monde des artisans reflétait ainsi le cosmopolitisme d'Alger qui pendant longtemps, comme le signale l'historien de la Méditerranée, Fernand Braudel, fut une plaque tournante de son époque. On ne peut parler aujourd'hui des artisans de la Casbah sans englober toutes leurs dimensions : économique, commerciale, patrimoniale, culturelle, sociale et surtout humaine. Les recommandations de la réunion internationale sur la Casbah qui s'est tenue cette semaine à Alger ont, à juste titre, souligné l'importance de reconstituer le réseau d'artisanat de la vieille cité. Espérons que cette voie sera engagée en tenant compte de cette richesse globale.