La corruption n'en finit décidément pas de nous jouer des tours : après avoir été, des décennies durant, un sujet tabou enfermé sous une épaisse chape de plomb, voilà qu'elle devient, par un subtil tour de passe-passe, un objet de mode, un totem que l'on affiche sous toutes les coutures, des plus puritaines aux plus fantaisistes. Disons-le tout de go : en consacrant la sixième session du forum Les Débats d'El Watan — qui se tiendra demain, jeudi 14 décembre, au Grand Hôtel Mercure de 14h à 18h — à l'étude de la corruption, nous ne cédons ni à l'air du temps ni à la tentation moralisatrice. Le forum, en invitant Huguette Labelle, présidente de Transparency International, Fatiha Talahite, chercheur au CNRS, et Jean Cartier-Bresson, Professeur des universités à l'Université de Versailles, entend s'inscrire dans un tout autre registre : celui de l'examen clinique, de l'analyse compréhensive et de la proposition alternative. Avec l'éclairage de ces trois spécialistes de renom, nous essaierons, durant quatre heures de conférences et de discussions, de passer le fléau sous le scalpel de l'intellection afin d'en entreprendre le diagnostic, d'en analyser les causes, d'en examiner les séquelles et les moyens de lutte préconisés. La métaphore médicale employée ici n'est pas une clause de style cherchant à produire un effet de dramatisation ; son usage est dicté par la propriété même de l'objet : un mal funeste qui gangrène le corps social. La corruption, pour rependre une définition consensuelle, est « un comportement qui s'écarte des devoirs formels d'une fonction publique en vue d'avantages sociaux ou économiques de caractère privé, ou qui viole les règles s'opposant à l'exercice de certaines influences favorables aux intérêts privés »1. On peut appréhender le phénomène de la corruption suivant deux approches ; l'une légale, l'autre normative. La nuance a son importance : ce que la loi condamne comme étant de la corruption peut parfaitement être toléré par les codes de la morale et inversement, ce que le système des valeurs morales condamne comme étant un acte de corruption peut très bien être toléré par le cadre légal. Si la corruption, en tant qu'« échange illégal entre un mandataire, un mandant et un tiers », est un phénomène universel, ses formes, elles, sont en revanche multiples2 : elle peut en effet être endémique ici et épidémique là ; marchande dans une société et relationnelle dans une autre ; petite ou grande ; anarchique dans un régime et planifiée dans un autre, etc. En Algérie, le fléau de la corruption a atteint des niveaux de plus en plus insolents.3 Le président Bouteflika ne s'y est pas trompé : « L'Algérie est minée par la corruption », déclarait-il le 30 août 1999. Les chiffres officiels des préjudices financiers causés par les « affaires » de corruption de ces dernières années suffisent à en donner un aperçu. Selon un rapport de la police judiciaire — dont le contenu a été rendu public par El Watan dans son édition du 9 décembre 2006 (à l'occasion de la journée internationale de lutte contre la corruption) —, les préjudices causés par les affaires de corruption qui ont frappé les banques publiques ont atteint le montant de 231 milliards de dinars, soit près de 2,5 milliards d'euros, et ce, pour la seule année 2005 ! L'« affaire Khalifa », la plus emblématique des opérations de corruption de ces dernières années, a causé un préjudice financier effarant — estimé, en septembre 2004, par le doyen des juges chargé de l'instruction, à 7 milliards de dollars4. Selon les documents remis par le liquidateur d'El Khalifa Bank à la justice française, le transfert illicite de capitaux opéré par le groupe entre 1998 et 2002 est de l'ordre de 689 millions d'euros5 ; le trou financier laissé par cette banque « privée » à fonds « publics » est, quant à lui, de 1,2 milliard de dollars… Dans un régime démocratique qui contraint les gouvernants, en vertu du principe de l'imputabilité (accoutability), à rendre des comptes aux gouvernés, pareilles affaires n'auraient pas manqué de provoquer des démissions en cascade, des enquêtes parlementaires, des procès en série. Rien de tel ne s'est encore produit dans le système politique algérien… Pourquoi y a-t-il autant de corruption en Algérie ? Quels sont les facteurs qui favorisent l'érection du phénomène et sa dissémination ? Qu'est-ce qui détermine sa structuration ? Quels liens entretient la corruption avec le politique (le mode de gouvernement) ? Quels sont les retombées que fait peser la corruption sur le fonctionnement de l'Etat, la performance de l'économie, les rapports de société ? Quels sont les instruments préconisés pour lutter contre le fléau ? Ces questions, inscrites au menu des Débats d'El Watan, seront traitées demain par les trois conférenciers du forum. 1. James Scott, « Corruption, Machine Politics and Political Change », American Political Science Review, 63, 4, 1969 2. Arnold J. Heidenheimer, Michael Johnston, Victor T. Le Vine, eds., Political Corruption. A Handbook, New Jersey, Transaction Publishers, 1989. L'ouvrage est une véritable bible des études sur la corruption 3. Djilali Hadjaj, Démocratie et corruption en Algérie, Paris, La Dispute, 1998. 4. Salima Tlemçani, « L'affaire Khalifa en déballage », El Watan, 5 septembre 2004 5. Jacques Follorou, « La justice détaille les pratiques douteuses du groupe Khalifa », Le Monde, 9 février 2005