À Oran, il y a peut être moins de manifestations culturelles au sens de la visibilité, mais il y a d'autres formes de manifestations culturelles plus présentes et ce que j'appelle moi, la culture d'appartement », affirme Hadj Miliani, lorsqu'on lui demande son avis sur la place de la culture aujourd'hui dans le quotidien du citoyen oranais. L'universitaire, fortement impliqué dans l'étude des formes culturelles locales, n'aime pas qu'on compare les pratiques culturelles d'hier à celles pratiquées aujourd'hui. « On ne peut pas dire que c'était mieux par le passé ou qu'actuellement c'est meilleur ! C'est différent ! Tout simplement ! Le monde a changé, pourquoi en serait-il autrement pour nous ? », explique-t-il en citant, pour étayer son argumentaire, le vaste consensus « invisible » de gens consommateurs de culture qui s'est créé autour de nouveaux modes de savoir, de culture et de convivialité que sont Internet, la hi-fi et les chaînes de télévision satellitaires qui vous proposent des concerts de musique et plateaux culturels. Les effets de fascination ont changé de pratiques, de définition et d'espace à Oran comme partout ailleurs du reste. « C'est l'un des effets induits par la mondialisation », précise Hadj Miliani. C'est un bonheur aliéné peut-être, mais il est là, constant, présent à toute heure, à tout moment, servi à domicile pour « les pantouflards de la télécommande » qui ne réagissent pas par nostalgie mais par conformité au moment. Ils créent des blogs, écrivent des SMS, envoient des MMS, téléchargent, lisent ou écoutent ce qui les intéresse. La maison devient lieu de fantastique ouverture même si cela se fait de manière fermée, en négation des espaces culturels traditionnels : salles de cinéma, galeries de peinture, théâtre, etc. La culture à Oran n'emprunte plus les réseaux traditionnels pour satisfaire le besoin culturel ou de loisir, et les lieux de la créativité culturelle ne sont plus l'apanage des structures conventionnelles, héritage des services culturels anciens. Mieux que cela, en dehors de la maison, le travail de démocratisation de la culture s'effectue selon des modes d'appropriation et de ventilation de la culture diamétralement opposés aux cases d'intervention anciennes. Les nouvelles expressions artistiques et esthétiques, précisément avec l'apparition en masse du multimédia, naissent et grandissent à l'orée de la structure étatique, pas à l'intérieur. Elles font face aux anciens modes et ne se mélangent pas nécessairement à ces derniers. Il y a comme une adaptation distanciée qui se fait… à la carte et à la marge de ce qui est supposé le centre. En d'autres termes : « Je fais de la culture avec mon regard selon ma manière d'être et ce n'est pas à l'institution de penser pour moi comment je dois agir. » Le phénomène du rap, pour ne parler que de cette forme d'expression « underground » qui a conquis un public jeune non négligeable, ne se trouve pas dans les circuits traditionnels de la créativité. Elle n'a généré aucune espèce de hiérarchie locale, ni sorte de voix autorisée, ni chapelle pour guider ses pas. A Oran, les jeunes rappeurs se sont créés un label et des identités spécifiques par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Pratiquement autonomes vis-à-vis de la structure culturelle étatique officielle et pourtant… ils tournent pour paraphraser un illustre homme de science et de conscience. Pour la chanson raï qui, au passage, représente plus de 90% des rentrées financières de l'Office national des droits d'auteur (ONDA), la démarche est identique. Depuis les années 1980, elle a fabriqué son marché, ses têtes d'affiche, ses festivals et ses critiques, toute seule, sans devoir rien à personne. Le producteur de l'œuvre de l'esprit vient du cabaret où il se produit tous les jours de l'année, chez l'éditeur de cassettes du coin qui exploite peut-être les artistes mais les aide surtout à vivre de leur art et à répondre à la demande. Le chanteur n'est pas star dans les espaces officiels mais il le devient et l'est dans son monde. Et ce monde est celui de la majorité et non celle qui se montre et que d'aucuns, par habitude ou encore par nostalgie au vocabulaire ancien, appellent… l'élite. Le chanteur raï est reconnu comme producteur d'émotion et de sens dans les circuits parallèles (toujours plus nombreux). Une culture de résistance A bien des égards, la production culturelle spontanée a pris le pas sur celle dite pérenne. A côté de la déferlante raï qui a traversé victorieusement les années grises, roses, rouges, noires et sans couleur, qui a de tout temps marqué sa rupture contre toutes les formes de tutelle ou de caporalisme administratif, la diversité musicale est elle aussi fortement présente, à l'image du style gnaoui qui montre une présence remarquée ces dernières années en liaison presque synchronisée à la résurgence des formes de cultures populaires locales telles qu'« el moussem ». Il est indéniable que les associations culturelles, qui activent dans ces champs de la création spécifique en dehors des structures étatiques, rencontrent d'énormes difficultés dans la concrétisation de leurs projets mais cette difficulté n'est pas spécifiquement oranaise. La culture à Oran, dans ses différentes déclinaisons, est une culture de la résistance pour reprendre la définition de Hadj Miliani, par ailleurs commissaire du Festival national du raï. Une culture de la résistance parce que non inscrite dans des circuits transparents habituels, parce que contestataire dans sa manière d'être et d'agir, parce que s'appuyant sur le génie propre de ses propres concepteurs. Cette « culture du pauvre » est particulièrement active dans la diffusion cinématographique, grâce principalement au support VCD. Une culture certes par endroits maladroite du point de vue de la qualité mais qui a l'avantage d'être là où il faut quand il faut. Et ils sont nombreux les demandeurs de films de Mustapha Bila Houdoud et consorts. Pour s'en convaincre : le nombre d'émigrés qui s'arrachent ces produits. « Cette culture du pauvre » s'exporte, parce qu'elle répond à des attentes culturelles immédiates en étant efficace par son prix. Ce sont donc principalement les initiatives privées qui répondent à la soif culturelle du large public, un public difficilement quantifiable en effet. « Aujourd'hui, la culture fonctionne autrement mais chez certains, notamment chez les responsables du secteur, on continue de regarder ou de juger selon les regards traditionnels », constate, quelque peu agacé, Hadj Milani. Ainsi, on constate un recul du théâtre amateur dans la conception engagée qui avait présidé à sa naissance et son développement. C'est un fait vérifiable, mais l'espace perdu est récupéré soit par des troupes issues d'initiatives indépendantes qui travaillent selon des normes de rentabilité aussi bien culturelles que financières, soit par des formes d'expression dramatique légères tels que le duo ou le trio (Bila houdoud, Tadhamoun, Amjad et beaucoup d'autres) inscrites directement dans une option de diffusion maximum et de commercialité projetée. On fonctionne dans un théâtre à canevas simple, un théâtre à dominance humoristique qui peut ouvrir une soirée musicale ou s'intercaler dans une soirée filmée en direct par la télévision. Art, agent, administration Autre élément de changement d'optique : il n'est plus tabou de parler argent et rentabilité chez ces collectifs culturels qui fixent des barèmes et exigent des cachets. Ils disent vivre de leur art et ne se sentent nullement en compétition avec l'organe de la culture officielle. Ils vivent à distance respectable et cela semble en grande partie les arranger, même si de temps à autre ils ruent dans les brancards pour dire qu'eux aussi ont droit à l'argent destiné aux instances culturelles étatiques. Leurs œuvres produites grâce aux VCD et DVD sont des produits marchands qui ont leur prix, leurs règles esthétiques et leurs prises de risque en tant qu'investissement Dans ces collectifs légers et surtout pragmatiques le mode d'exploitation du produit culturel répond aux impératifs de l'heure. Ce n'est pas toujours le cas au sein des institutions officielles qui, ligotées par des textes dépassés, restent à bien des égards en déphasage par rapport aux exigences des nouveaux canaux de transmission de la culture. En effet, dans beaucoup de cas, on continue de gérer la sphère culturelle avec l'esprit d'antan. Et lorsqu'on réagit positivement pour manifester son aide à telle ou telle manifestation culturelle, on le fait plus pour se donner bonne conscience que pour asseoir véritablement une politique culturelle qui puisse garantir à la cité une nourriture de l'esprit variée et surtout régulière. Chez les édiles municipaux, on dirige les services culturels comme n'importe quel service municipal avec ses postes administratifs, ses horaires de pointage et ses dédains bureaucratiques. Le reproche est valable pour certaines administrations culturelles (pas toutes heureusement) dépendantes du département de Mme Khalida Toumi. On reste dans la vision de la direction exécutive du wali. C'est, d'une certaine manière, le wali qui gère la culture et non pas le préposé à la culture, payé pour cela. Et pour peu que le wali n'aime pas le monde de la culture (et c'est souvent le cas), c'est la paralysie totale chez responsables culturels formels, bons pour la galerie des anniversaires et autres fêtes nationales. Dans ces structures biaisées dès le départ dans leur fonctionnement, on n'a pas le droit d'inventer la différence. On reconduit au fil des ans et des conjonctures politiques, dans des formes à peine aménagées, le réflexe d'hier dans ce qu'il a de plus nostalgique et surtout de plus statique. On ne fonctionne pas à la culture de l'innovation et du management (mettre à la disposition du créateur les moyens qui lui garantissent la réalisation du projet et se mettre en retrait), mais dans une culture de l'administration (mettre le créateur en garde-à-vous face aux désiderata de l'administrateur, toujours accaparé par d'autres taches jugées bien sûr, prioritaires). Il n'y a pas de reconversion conforme à la marche du temps mais du changement dans la continuité, pour reprendre un mot d'ordre galvaudé durant longtemps par les gouvernants locaux et nationaux, et qui n'a plus aucune signification aujourd'hui auprès de ceux et celles qui ont opté pour une autre forme d'expression fondée sur le « compter sur soi ».