Raï, rap, littérature, SMS, poésie, vidéos, théâtre, ordinateurs, insultes… Tous les langages intéressent ce chercheur qui porte un regard neuf sur les pratiques culturelles. Oran est le territoire privilégié de vos recherches universitaires. Qu'est-ce qui motive précisément cette option ? C'est, probablement, à cause de Camus qui considérait cette ville comme impulsive et superficielle. Comme d'autres chercheurs de ma génération, j'ai cherché à savoir ce qui se tramait derrière la tranquille pose oranesque et sa rusticité bon enfant. A travers la musique, la poésie populaire, le théâtre, les films vidéo, j'ai essayé de comprendre ce qui compose l'épaisseur historique et anthropologique des expressions culturelles et sociales de mes concitoyens. Né à Sidi El Houari, descendant de ces Chragas qui ont donné des dockers, des syndicalistes, des pêcheurs en haute mer, des cadres de banque, des chefs de zaouïas et des stars de la chanson raï comme Khaled, je ne pouvais que m'intéresser aux pulsations culturelles qui composent le puzzle identitaire de la ville. Enseignant de français, vous allez souvent à contre-courant du programme général dispensé aux étudiants des langues étrangères. Est-ce par provocation et esprit de fronde ou par souci pédagogique ? C'est moins de la provocation qu'une résistance à la routine. Mais il y a, me semble-t-il, une question d'efficacité pédagogique que tout le monde reconnaît. Quand à la fin des années 1980, à l'université d'Oran, je faisais monter des pièces de théâtre par les étudiants avec l'aide de comédiens amateurs et professionnels, je ne faisais que donner une proximité sensible au fait théâtral à des étudiants qui ne l'abordaient alors que par l'étude textuelle. En me délocalisant à Mostaganem, j'ai continué l'expérience jusqu'en 2004, année où furent joués 19 montages au cours d'un marathon théâtral qui a duré trois jours, matin et soir. J'ai tenté la même expérience en sémiologie en faisant produire 40 documents audiovisuels entre clips, documentaires et reportages. J'ai arrêté depuis, faute d'une véritable institutionnalisation des pratiques artistiques dans le cursus de formation et d'une réelle considération de la part des autorités universitaires. Avec l'ouverture, l'année prochaine, d'un LMD (licence-magister-doctorat) en français des médias, je pense pouvoir lancer des ateliers autour de l'écriture de fiction, de la radio, de l'animation de sites Internet et de production numérique avec mes étudiants. Vous n'arrêtez pas d'interroger le patrimoine immatériel algérien et notamment son volet musical : rap, raï… Etes-vous sûr qu'il vous répondra un jour ? Je ne sais pas si le patrimoine immatériel est en mesure de donner des réponses à nos questionnements. Il n'en demeure pas moins que les musiques contemporaines portent en elles une visibilité culturelle, qu'elle soit territoriale, historique ou symbolique. Ainsi, le raï m'a permis de chercher à rebours ce qui l'a constitué tout au long du siècle passé et m'a fait découvrir la richesse et la complexité de la composante culturelle du Maghreb. De même, le rap, en dépit du fait qu'il peut apparaître comme une greffe, se montre très caractéristique des hybridations en cours. Si l'on vous parle de l'effet du genre raï, qu'est-ce que vous en dites ? Cela fait bientôt trente ans que l'appellation « raï » figure dans le paysage culturel. Et cela fait bien 25 ans que le genre agite les gazettes, donne du prurit à certains, alimente les polémiques et suscite tout autant les éloges les plus ronflants que les pires blâmes. Pour un genre dont certains prédisent la disparition chaque année, il faut reconnaître qu'il a l'air plutôt résistant. Je crois que, comme les marques génériques, le raï occupe plusieurs positions. Il sert de repoussoir pour tous les bien-pensants : les élites autoproclamées, les bigots et d'autres sans doute. Il demeure une machine à faire du fric pour certains et il est un vrai espace d'inspiration pour les artistes et de sublimation pour ceux qui l'écoutent. Etre commissaire du festival de la musique raï d'Oran, est-ce bon pour la notoriété personnelle ou bon pour vos recherches sur les patrimoines musicaux traditionnels ? C'est plutôt stigmatisant chez les universitaires qui peuvent y voir du « chtih ou rdih » (NDLR : de la danse et du gigotement, expression populaire péjorative). Sachant le peu de considération de la culture populaire au sein de la gent intellectuelle, il est évident que la « notoriété » est plutôt du côté sulfureux. Il est, cependant, vrai qu'en mettant la main à la pâte dans l'organisation du festival, je m'imprègne davantage du fait musical dans toutes ses dimensions. C'est, également, une manière de faire de la recherche citoyenne en rendant, à ceux sur lesquels je travaille, une part de ce qu'ils me donnent. Très souvent, vous avez affirmé que la culture d'appartement a pris le dessus sur la culture traditionnelle. Qu'est-ce qui fonde cette affirmation pour le moins tranchée ? En fait, ce n'est pas moi qui le dis. Beaucoup de théoriciens de la globalisation et de la post-colonisation ont rendu compte de ce phénomène. Entre autres, Arjun Appadurai (NDLR : sociologue culturaliste d'origine indienne de l'université de Chicago) qui a défini les ethoscapes comme caractérisant la dimension des flux culturels. Ce que je considère comme la culture d'appartement, en voie de développement exponentiel chez nous, c'est ce qu'Appadurai décrit comme des diasporas de publics enfermés dans leur petite bulle. Aujourd'hui, avec le suréquipement en matériels multimédia, lecteurs DVD, micro-ordinateurs, home-vidéo, antennes paraboliques, connexions Internet, une grande majorité de la population se trouve dans une spatialité qui combine enfermement (dans l'espace familial) et ouverture virtuelle sur l'espace-monde. Cela mérite qu'on s'y intéresse autrement que sous le mode de l'enchantement (les NTIC comme baguette magique !) ou celui de la diabolisation. C'est le rôle des chercheurs de regarder de plus près ce qui se produit dans ce type de développement aussi bien par rapport à soi, je veux dire à l'intérieur de notre société, que par rapport au monde. Cette culture sévit-elle à Oran plus que dans d'autres villes d'Algérie ? Comme je me déplace un peu dans le pays, je pense que certains espaces sont plus tolérants pour ce qui est des équipements et des modes de consommation. Oran se caractérise par le fait qu'elle dispose d'une industrie du disque et de la duplication qui fait qu'elle est plus tournée vers la production/consommation de musique et de films vidéo. Il faut noter qu'à l'échelle de l'Afrique, Oran est la deuxième ville connue, après Kano au Nigeria, pour la fabrication de films vidéo à consommation populaire. J'ai identifié, depuis 1998, plus de 60 films vidéo à grande consommation. Malheureusement, le piratage est en train de tuer ce qui aurait pu se présenter comme une manière de « Bledwood » à l'oranaise. Pour un romancier, écrire c'est ouvrir un dialogue avec le lecteur. Pour vous, qui écrivez sur les romanciers, votre dialogue a-t-il la même finalité ? Etudier des œuvres littéraires et enseigner la littérature sont des actes de même portée, même s'ils ne sont pas de même nature que le travail de l'écrivain. Il s'agit tout à la fois de dialoguer et de transmettre un état des savoirs sur ce domaine. Mais, c'est davantage un travail de médiation qui consiste à relier les auteurs avec leurs différents types de lecteurs (avertis, non avertis, étudiants, journalistes). Il est incontestable que la critique universitaire ne prétend pas au jugement de valeur mais aide à éclairer autant l'écrivain que celui qui le lit. Que dites-vous, en tant qu'homme de lettres, de la langue du SMS ? La langue des SMS est avant tout un moyen dont la finalité est la communication sociale. Elle a donc très peu de rapports avec la langue littéraire. Certains puristes déplorent cet usage massif qui nuirait, selon eux, à la maîtrise de la langue au plan de l'orthographe et de la syntaxe. Il semble, néanmoins, qu'il y a dans les SMS une dimension ludique, symbolique, voire poétique, qui n'est pas négligeable. Sachez, qu'aujourd'hui, aux USA et au Japon, se développent des forums littéraires importants sur le réseau des mobiles. Il faudra bien un jour s'y intéresser. Et la langue du juron et l'usage de l'insulte que vous avez également étudiés ? Les expressions culturelles ne sont pas de l'ordre de l'admis. Ainsi, on peut voir, à travers l'usage de l'insulte, des conduites symboliques profondes et des unités culturelles assez stables, par exemple pour l'ensemble du Maghreb, quelle que soit d'ailleurs la langue maternelle (derja ou tamazigh). Les univers de la représentation du féminin et du masculin, les rapports de parenté et de lignage, les configurations de l'altérité ou la sédimentation historique sont identifiables là où, pour beaucoup, il n'y a qu'une expression non tolérée. BIO-EXPRESS Né à Oran, en 1951, Miliani Hadj est un intellectuel oranais très actif sur les territoires de la culture locale. Membre d'une troupe de théâtre amateur et animateur du Ciné-populaire pendant 15 ans, il a été parallèlement membre permanent du comité de rédaction de la revue Voix Multiples (1981-1986). Syndicaliste universitaire, directeur de recherche associé au CRASC, président du conseil scientifique de la Faculté des lettres et des arts de l'Université de Mostaganem, il est membre du réseau AUF sur la diversité culturelle, coresponsable du pôle ouest de l'Ecole doctorale de français et commissaire du festival national de raï. Il a publié l'Aventure du raï. Musique et société (en collaboration avec Bouziane Daoudi), Essai, Paris, Ed. Seuil, (1996) ; Une littérature en sursis ? Le champ littéraire de langue française en Algérie (1970-2000), Paris, Ed. L'Harmattan (2002) ; Beur'mélodie. Cent ans de musique maghrébine en France, (en collaboration avec Bouziane Daoudi), Paris/Biarritz, Ed. Séguier, (2003) ; Sociétaires de l'émotion. Etudes sur les chants et musiques d'Algérie d'hier et d'aujourd'hui, Oran, Ed. Dar El Gharb (2005). Il a préfacé également la réédition du roman Zohra d'Abdelkader Hadj Hamou, parue à Dar El Gharb, cette année.