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Pourquoi Erdogan n'est pas l'architecte du miracle turc alors que Khelil est bien le «facilitateur» de Saipem
La semaine éco. d'El Kadi Ihsane
Publié dans El Watan le 26 - 02 - 2018

La visite les 27 et 28 février du président Erdogan en Algérie a provoqué une polémique sur les réseaux sociaux algériens entre partisans et hostiles. Curiosité saisissante, l'argument redondant dans l'argumentaire des inconditionnels de Tayyip Erdogan, outre sa position pro-palestinienne, est qu'il a transformé la Turquie en dragon économique.
Ce qui pourrait donc – lire en creux – lui permettre, entre autres, de prendre des «libertés» avec le respect des droits humains et du jeu démocratique dans son pays.
Si cette chronique a choisi de s'emparer de ce thème c'est parce que la visite d'Erdogan à Alger est l'occasion de faire la part des choses dans «le miracle turc». Le développement prodigieux (7% de croissance moyenne de PIB par tête durant une décennie) de l'économie turque n'est pas le fait de l'AKP (courant islamiste modéré dont est issu Erdogan). Il est le résultat d'un consensus politique national né à la fin des années 1990 au cœur d'une longue séquence de stagnation économique devenue crise financière en 2000 avec son lot d'inflation, de déficits publics et d'insolvabilité vis-à-vis des partenaires étrangers.
Ce consensus porte un nom, insertion dans l'économie mondiale par la convergence avec la norme UE. La Turquie a engagé des réformes de marché en 2001 (gouvernement de droite) pour juguler les grands déséquilibres, a voté la demande d'adhésion à l'Union européenne, et s'est auto-infligée une mise à niveau juridique et institutionnelle pour y parvenir.
L'AKP depuis qu'il a pris la majorité parlementaire (cohabitant longtemps avec un Président non islamiste) a accéléré la mise en œuvre de ce modèle en réalité exportateur, qui ne dit pas son nom. La Turquie a profité de l'arrivée de l'euro fort en Europe pour développer un avantage concurrentiel monétaire rendant ses exportations particulièrement dynamiques.
L'AKP, avant Erdogan, a démocratisé l'accès au marché intérieur (75 millions de consommateurs) en faisant monter «les tigres anatoliens», ces industriels et bâtisseurs de «second rang» non liés au grand capital turc de la période kémaliste antérieure, laminé par la crise des années 1990. Avant d'en faire des acteurs nouveaux et triomphants de l'exportation.
La clé du succès turc est donc là. Le modèle de croissance bâti sur l'ouverture à l'économie mondiale, l'exportation et la modernisation en vue de l'intégration à l'Union européenne a transcendé les clivages idéologiques et sociétaux entre laïcs et islamo-conservateurs.
Quel est donc le mérite du président turc dans l'efficacité de ce modèle développementiste ?
Il n'est sans doute pas celui de Mohamed Mahatir, Premier ministre malaisien, architecte d'un autre modèle de croissance, lui aussi exportateur, mais construit sur les nouvelles industries et les services. Erdogan n'est architecte de rien du tout. Il a continué aussi longtemps que possible la formule qu'il a trouvée en arrivant. Avant d'accélérer l'atterrissage d'urgence de son économie dont il n'est, certes pas, l'unique responsable. Les portes de l'UE se sont fermées durablement avant la montée des populismes islamophobes et les efforts de convergence ont cessé.
La demande interne chez ses clients traditionnels (Europe en premier) a ralenti sa croissance à partir de 2009. Les marchés émergents, autres clients potentiels comprenant l'Algérie, n'ont pas confirmé toutes leurs promesses. En outre, le changement de son paradigme diplomatique (zéro conflit avec les voisins), porté entre 2009 et 2014 par Ahmet Davutoglu (éphémère Premier ministre par la suite), a relancé les dépenses de sécurité et fragilisé le consensus national.
Le président Erdogan a sans doute quelques importants acquis à son bilan économique, notamment l'élargissement de la base du capitalisme turc, élitiste auparavant. Il n'est pas l'incarnation du modèle de réussite turque. Il risque même de devenir l'acteur du démantèlement si l'alternance démocratique devait rester bloquée à Ankara aux prochaines élections.
Le consensus algérien autour de réformes de marché pour une insertion non primaire (export énergie) dans l'économie mondiale n'existe pas. Surtout pas au sein du pouvoir. Ma longue interview de Hamid Temmar la semaine dernière sur Radio M a contribué à en rendre les contours plus clairs. «Nous n'avons pas appliqué les réformes lancées en 2001 parce qu'à partir d'un moment il y avait de l'argent et nous pensions que nous avions le temps.»
La réforme économique qui change l'allocation des ressources publiques non plus pour satisfaire un clientélisme politique mais pour soutenir «ses dragons anatoliens» à émerger, n'est jamais un choix de conviction dans le système de pouvoir algérien. Il est esquissé lorsque la contrainte financière est à son comble. Par à-coups forcés entre 1988 et 1998, puis par nécessité tactique en 2001-2004.
L'économiste le plus proche du président Bouteflika, dont il a été ministre durant plus de 12 années, n'affiche pas de conviction forte au sujet de la trajectoire de la réforme. Aucune autocritique. Elle a été entamée (dans les textes), gelée à partir de 2006, puis abandonné pour un retour au schéma classique des Etats pétroliers clientélistes.
Bien sûr, la réserve peut être apportée tout de suite ici, une réforme des secteurs d'activité (finances, électricité, téléphonie, etc.) n'est pas une politique de réforme si elle ne met pas en branle massivement une population d'acteurs d'entreprises qui proposent la nouvelle valeur ajoutée. L'échec est patent de ce côté-là avec la survenance d'un modèle à petits oligarques liés au budget de l'Etat. La crise en Turquie en 2000 a débouché sur une feuille de route pluri-décennale soutenue par un large consensus politique. En Algérie, la crise des années 1990 n'a pas réussi l'édification d'un consensus semblable.
La faute au seul pétrole à plus de 100 dollars ? Il y a de sérieuses raisons d'en douter. Le modèle de l'économie diversifiée est un modèle à acteurs économiques et sociaux diversifiés. C'est un modèle déconcentré, qui reconnaît, et donc subit, l'autonomie relative des créateurs de richesse. Exactement ce dont Abdelaziz Bouteflika n'a pas voulu. Ingrédient dangereux de la transformation démocratique du pays. Frein devant son développement surtout. La preuve, Erdogan est reçu à Alger dans une proche posture de suzerain et de vassal, non étrangère à l'histoire des deux pays.
Il existe des dizaines de raisons pour qu'Ahmed Ouyahia n'occupe plus de fonction officielle en Algérie, si l'on devait compter tous les actes invalidants qu'il a commis depuis 1996. La dernière devrait interpeller les Algériens dans leur effort d'austérité. Le Premier ministre a absout Chakib Khelil de toutes poursuites, déclarant, à la place de la justice, que son affaire était close.
Elle ne l'est pas. Le tribunal de Milan l'a relancée de manière spectaculaire. Le nom de l'ancien ministre de l'Energie de Bouteflika est cité à plusieurs reprises dans les PV de l'enquête milanaise. Notamment pour ses rencontres avec le patron d'ENI à Paris et pour son lien avec l'intermédiaire en affaires de Saipem en Algérie, Farid Bedjaoui, en fuite.
Les montants en jeu sont colossaux. Un autre montant circule désormais : 198 millions de dollars ont été touchés en commissions par des responsables algériens afin de permettre à la compagnie d'obtenir des marchés en Algérie. Une question reste en suspens.
Ce montant figure-t-il dans les 305 millions de dollars perçus par l'homme-lige du ministre de l'Energie. Ou est-ce qu'il s'y ajoute ? Les Algériens, passés en mode austérité, sont conviés à y réfléchir aussi. En attendant d'avoir leurs propres juges milanais.


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