Par Ali El Hadj Tahar Depuis quelque temps, le mod�le turc est devenu une r�f�rence pour beaucoup d�islamistes arabes, ce qui ne signifie pas que le wahhabisme saoudien compte moins d�adeptes et de gourous. Les r�ussites �conomiques coupl�es au �respect des libert�s� ont permis � la formation turque au pouvoir, le Parti de la justice et du d�veloppement (AKP) de Tayyip Erdogan, de donner une id�e rassurante d�une �id�ologie� que beaucoup de d�mocrates consid�rent comme �tant antinomique avec l�humanisme moderne et les r�gimes politiques qui en sont issus. Nonobstant, la question se pose toujours en Turquie : l�AKP est-il vraiment compatible avec la d�mocratie et en accepte-t-il toutes les r�gles ? Une bonne partie de l�opposition la�que de ce pays pense que l�attitude de cette formation islamiste en g�n�ral et d�Erdogan en particulier n�est qu�un louvoiement dans l�attente d�une r�volution � l�iranienne ou d�un changement progressif qui se radicalisera sur le long terme. Ils citent des exemples r�currents, des faits et des coups d��clat qui, selon eux, ne trompent pas et qui sont parfois per�us comme des remises en cause � peine voil�es de la la�cit�, ce principe fondateur de la R�publique fond�e en 1923 par Mustafa Kemal Atat�rk. Outre sa vell�it� de lever l'interdiction du port du voile dans les campus universitaires, et la r�cente interdiction � effective celle-l� � de consommer de l�alcool sur les �lieux de pique-nique� dans la plupart des villes anatoliennes, il y a surtout la derni�re r�forme du syst�me �ducatif, applicable d�s la rentr�e 2012-2013, et qui introduit des cours religieux facultatifs dans les �coles publiques primaires, et non au stade du lyc�e, comme le stipulait la loi de 1997 qui imposait un cursus obligatoire de huit ans dans des �tablissements la�ques. L�AKP a donc attendu l�effondrement de la puissance des militaires, vis�s par de nombreux proc�s, pour changer cette loi, ce qui prouve qu�il table sur un changement en profondeur de la soci�t�, en ne s�attaquant pas directement au k�malisme mais aux mentalit�s sociales, en travaillant sur le long terme, en travestissant progressivement l��cole de son cours, ou peut-�tre en adaptant leurs programmes pour changer les mentalit�s. Les opposants de l�AKP insistent sur le fait que la r�ussite �conomique de la Turquie ne revient pas au parti d�Erdogan mais au mod�le lib�ral et � une r�glementation europ�enne � impos�e aux candidats � l�adh�sion � l�Union europ�enne � coupl�s � un pragmatisme d�hommes d�affaires qui ont saisi les opportunit�s et une embellie touristique favorable pour tous les secteurs de l��conomie. Les la�cs turcs savent que l�arm�e, qui est la garante de la Constitution en g�n�ral et de la la�cit� en particulier, reste encore le seul barrage devant le parti au pouvoir qui compte sur l�entrisme, l�usure dans la dur�e, et maintenant sur la formation dans des �coles religieuses, tout en m�nageant patiemment l�Union europ�enne et l�Otan. Tout en tablant sur ses futures �jeunesses religieuses�, l�AKP ne d�daigne pas le pr�sent en pla�ant ses militants et sympathisants dans la police, la justice, l��ducation, les mosqu�es et surtout dans le monde des affaires, relais de son id�ologie et garants de son avenir. Floue demeure la tactique de l�AKP. D�ailleurs, argue-t-on, la d�mocratie est conditionn�e par des crit�res inconciliables avec le r�gime th�ocratique que le concept islamisme semble intrins�quement porter : les libert�s individuelles, la r�gle de la majorit�, l�existence d'une Constitution et d'une juridiction associ�e, la s�paration des pouvoirs (l�gislatif, ex�cutif et judiciaire), la consultation r�guli�re du peuple, la pluralit� des partis politiques et l'ind�pendance de la justice. Trop de contraintes pour des sectes �rig�es en partis qui s�assignent des commandements divins dont ils seraient les seuls repr�sentants, les seuls d�tenteurs de l�interpr�tation juste. Si ces partis acceptaient r�ellement les conditions de la d�mocratie, pourquoi tiennent- ils tant au terme d�islamisme qui renvoie plut�t � un pouvoir th�ocratique et qu�ils accolent encore de mani�re tacite � leurs formations ? Cette contradiction est �galement visible chez l�AKP, ce parti apparent� � un courant dit mod�r� qui fait des �mules dans un monde musulman en stagnation o� la moindre nouveaut� fait l�effet d�une r�v�lation. Ses r�ussites �conomiques ont fait de l�AKP une r�f�rence en mati�re �conomique, de miracle m�me, un exemple � montrer, � pr�senter, � imiter. Mod�le cool d�un islamisme en mal d�arguments aupr�s d�une jeunesse d�sabus�e, l�AKP, dit-on, rafle la mise. Mais d�abord, est-ce vrai ? Nous allons le monter dans cette �tude qui traite de ses influences vraies ou suppos�es dans tout le monde arabe. Gr�ce � l�AKP, affirment d�autres, l�islamisme international ne marie plus ses pr�ches uniquement avec djihad et sacrifice mais avec prosp�rit� �conomique pour redorer son blason, un blason terni par un terrorisme inscrit sur la face cach�e de sa m�daille, une face hideuse qui ne s�exhibe pas mais qui est l�, bien r�elle. On ne sait donc pas si les islamistes acceptent la d�mocratie ou s�ils l�utilisent comme marchepied, on ne sait pas si le sieur Erdogan est soluble dans la d�mocratie ou s�il n�est qu�un bon com�dien qui improvise des discours adapt�s aux diff�rents publics, pour les drainer ou pour les rassurer. A moins que l�AKP ne soit autre chose, un parti moderne qui racole sur les sensibilit�s religieuses pour faire passer son discours de droite, un discours lib�ral qui a troqu� le rigorisme religieux contre le pragmatisme �conomique. Certes, d�j� pour r�ussir cette prouesse il faut une strat�gie �conomique, financi�re et commerciale qui n�est pas � la port�e du premier chef d�Etat et du premier chef de gouvernement venus. Il faut des comp�tences pour amener de la prosp�rit� �conomique ! Les r�sultats �conomiques de la Turquie sont, certes, �vidents, avec un taux de croissance de 8% en 2011, un produit int�rieur brut annuel par habitant en parit� de pouvoir d'achat (PPA) de 13 577 dollars en 2010, une 18e place dans le club des vingt �conomies les plus avanc�es du monde (G20) et, pour finir, un taux de ch�mage tournant autour des 9,8% en 2011, mais ce serait faux de mettre � l�actif de l�AKP toutes les r�ussites de ce pays. Pour adh�rer � l�Union europ�enne (UE), la Turquie a d�abord d� modifier radicalement sa constitution en 2001 pour remplir les crit�res politiques fix�s pour les pays qui conduisent des n�gociations avec l�UE afin de se pr�parer � l�adh�sion. Ce n�est pas l�AKP mais l�ancien pr�sident, Ahmet Necdet Sezer, qui a pris ces mesures qui ont fini par payer. Erdogan et le pr�sident Abdullah G�l ont continu� sur une voie qui a promu le pays au rang des nations industrialis�es et permis d�accueillir plus de 31 millions de touristes en 2011. En mati�re de droits des travailleurs, la Turquie n�a aussi fait qu�appliquer des mesures obligatoires � l�adh�sion � l�Union europ�enne dont la commission �value annuellement les �volutions en la mati�re. Pour 2011, ces crit�res restaient encore en dessous des normes europ�ennes, notamment en mati�re de jouissance des droits syndicaux, de travail non d�clar� � grande �chelle et la hausse de l'emploi f�minin, de la sant� et de la s�curit� au travail ainsi que du risque de pauvret� parmi les populations rurales et enfantines. Le paradis �ternel et la prosp�rit� �conomique Issu du Parti du bien-�tre dissous en 2001 pour �activit�s anti-la�ques�, le Parti de la justice et du d�veloppement arrive au pouvoir en novembre 2002, avec Recep Tayyip Erdogan comme Premier ministre, puis il rafle la mise aux �lections l�gislatives anticip�es de juillet 2007 et se voit attribu� la pr�sidence avec la nomination d�Abdullah G�l avant de r�cidiver avec une victoire aux l�gislatives de 2011. Aujourd�hui, il est devenu un mod�le pour un monde islamique en manque de rep�res. Ce mod�le, beaucoup d�islamistes arabes le proposent comme marchandise d��change contre l�ancien salafisme qui, lui, ne garantissait pas l�alternance au pouvoir, ni les libert�s individuelles, ni les droits de l�Homme ou ceux de la femme et encore moins une prosp�rit� �conomique � la cl�. Outre le Paradis �ternel, � peine promettait- il de punir les m�cr�ants, les corrompus et les voleurs� Troquer le qamis contre un costume, Nahnah l�a fait depuis longtemps, et il n�est pas dit que cela soit un gage de d�mocratie ou de modernit� : d�ailleurs ces promesses d�un �islam mod�r� � la turque ou � n�importe quelle autre sauce ne tiendraient pas si le mod�le AKP donn� en exemple n�est pas accompagn� d�une Constitution la�que comme en Turquie, car c�est elle qui garantit le respect de l�alternance et des autres crit�res d�un r�gime d�mocratique. Le mod�le islamiste turc n�aurait pas r�ussi � cr�er de la prosp�rit� si son programme n��tait pas articul� sur les r�gles �conomiques et les droits des travailleurs impos�s par l�Union europ�enne � la Turquie. Contrairement � ce que les islamistes laissent croire, ce n�est pas l�AKP qui a cr�� la d�mocratie turque ; c�est la d�mocratie turque qui a engendr� cette formation qui n�a d�ailleurs pas encore prouv� son profond respect de la la�cit� ni des autres r�gles d�mocratiques. Ce n�est pas l�AKP qui a impos� le respect des libert�s individuelles au pays d�Atat�rk, y compris en mati�re de consommation d�alcool : c�est la Constitution qui en est garante et les garants de cette Constitution sont des officiers issus de l��cole la�que. Plus de 31 millions de touristes ont visit� ce pays en 2011 et ce n�est pas avec des interdits que ces chiffres auraient �t� possibles ! La conjoncture a souri � Erdogan, qui ne s�est certes pas content� de r�citer des versets pour diriger un pays. L�essor qu�il a insuffl� est essentiellement le fait de son gouvernement dont les membres jouissent de comp�tences av�r�es, d��conomistes, de sp�cialistes du commerce international, du tourisme, de l�industrie, de l�agriculture ou de la prospective et qui se sont bas�s sur des cadres � tous les niveaux de la hi�rarchie politique et administrative pour cr�er des richesses et du d�veloppement multisectoriel. M�me le FLN aurait r�ussi cette prouesse s�il avait fait appel aux comp�tences et nous ne serions pas � parler d�islamisme � la sauce turque ou salafiste. Les r�sultats de l�AKP ne rel�vent pas du miracle comme ils ne sont pas le fait de gourous qui ne ma�trisent que l�art des mots creux, ce qu�omettent les islamistes maghr�bins de pr�ciser. Or, ni le Tunisien Ghannouchi, ni Abdel Jalil le libyen, ni Morsi, le pr�sident �gyptien, ni Soltani, Ghoul ou Djaballah n�ont le profil de l��conomiste Erdogan, ni celui d�Abdullah G�l, ce docteur en sciences �conomiques qui a travaill� � la Banque islamique de d�veloppement de 1983 � 1991 avant d��tre Premier ministre, puis ministre des Affaires �trang�res et enfin chef de l�Etat d�s 2007. Le gouvernement turc n�est pas compos� d�imams aux fatwas douteuses mais de technocrates, dont plusieurs docteurs qui ont travaill� dans de grands organismes nationaux ou internationaux. Le programme de l�AKP n�est pas �labor� � base de v�ux pieux et de vagues promesses d�une soi-disant ��conomie islamique�, contrairement � celui des formations arabes qui croient que la Turquie en est une. En v�rit�, le mod�le appliqu� par Erdogan n�est pas islamique mais d�un Etat lib�ral qui a su conqu�rir les nouveaux march�s arabes lorsque la crise a frapp� en Europe. D�ailleurs, il n�existe point d��conomie islamique, ni dans les pays du Golfe ni en Arabie Saoudite o� le r�gime se contente de pomper les hydrocarbures et de d�penser les recettes en gonflant au maximum le budget de la d�fense pour plaire aux �tats-Unis. Investir dans les clubs de foot europ�ens et les h�tels parisiens, c�est cela l��conomie islamique ?