Dans son livre Profondeur stratégique, la position internationale de la Turquie, Ahmet Davutoglu qui a fait l'école allemande, conseiller d'Erdogan en 2002, ministre des Affaires étrangères en 2009 et ex-Premier ministre, dévoile l'essentiel de ses thèses concernant la politique étrangère que la Turquie devrait adopter pour étendre son influence, assurer sa sécurité et surtout sa prospérité économique. Il fut classé en décembre 2010 au 7e rang parmi les 100 penseurs les plus importants sur le plan international par la revue américaine Foreign Policy car il fait partie des rares théoriciens des relations internationales qui, comme Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski, ont été amenés à remplir des fonctions officielles et à mettre en pratique leur doctrine. Davutoglu écrit que «ce sont les géographies qui déterminent le destin des pays. Le plus grand avantage et le plus grand défi de la Turquie est sa géographie». En effet, cinquante-six pays sont situés à quatre heures d'avion maximum, ce qui signifie que la Turquie est très proche des pays abritant un quart de la population mondiale, mais aussi des pays contrôlant un tiers de l'économie mondiale, une vision du monde qui a façonné l'action au pouvoir de cet acteur. Ce qui fait de la Turquie qui a attiré plus de 153 milliards de dollars US d'Investissements directs étrangers (IDE) dans les douze dernières années, l'un des meilleurs endroits pour investir (46 000 entreprises étrangères sont présentes en Turquie). Un grand empereur européen ne disait-il pas que «si une ville devait être la capitale du monde, ce serait Istanbul !» Pour cela, Erdogan s'inspirait et s'inspire toujours de la stratégie économique à long terme de l'Allemagne, surtout de l'Intelligence économique (IE) allemande qui vise à privilégier un secteur manufacturier diversifié qui ne dépend pas uniquement de quelques grands centres de population. A cet effet, la Turquie pratique l'IE offensive et défensive avec beaucoup de discrétion et pragmatisme et n'a pas besoin d'en afficher une politique publique. Une richesse informationnelle s'est construite, et c'est cela qui fait son avantage et c'est ce qu'il faut défendre. L'Etat doit défendre les entreprises, garantir les bonnes règles entre partenaires économiques et partenaires politiques et doit protéger les avantages économiques et concurrentiels, et ce, à travers la création de coopérations, de joint-ventures, l'importation de la technologie, l'achat d'entreprises étrangères, le recrutement des compétences et talents étrangers, l'encouragement des think tanks, les jumelages, etc. Il est à signaler que les villes de Turquie sont jumelées avec plus de 260 villes à travers le monde dont les jumelages Izmir-Alger, Istanbul-Constantine et Bursa-Tlemcen. En outre, la Turquie a signé plus de 50 accords de libre-échange et 81 conventions bilatérales. Au fur et à mesure, la Turquie a mis en œuvre son propre modèle d'IE avec, comme but principal, la performance et la capacité de contrer toutes les attaques contre ses intérêts économiques. Elle a profité de plusieurs avantages comme les accords douaniers et de libre échange avec l'UE et elle va profiter de l'accord de libre circulation avec l'UE également à partir de 2017. Ainsi, afin de s'approprier les expertises prospectives et la meilleure lisibilité des environnements pour redessiner les lignes d'horizon de leurs démarches stratégiques dans un monde en mutation, la Turquie a intégré plusieurs organismes internationaux. Par exemple, depuis 2010, Kadir Topbas, maire d'Istanbul, est président de la principale organisation mondiale des villes et des villes jumelées (CGLU, Cités et Gouvernements locaux unis) avec comme coprésidents les maires de Paris (Anne Hidalgo), de Guangzhou (Chine), de Bordeaux (Alain Juppé) et de Kazan (Russie). Dans cette organisation, plus de 140 pays, 1000 villes et régions ainsi que 155 associations nationales coopèrent pour le développement local et l'amélioration des services urbains (accès à l'eau, à l'habitat, transports, planification, etc.). L'objectif principal de ses conférences est de définir des domaines pour une plus grande coopération afin de faciliter les investissements transfrontaliers pour le développement durable. Le président de l'agence turque de promotion et de soutien à l'investissement (ISPAT) est aussi le président de l'association mondiale des organismes de promotion économique (WAIPA, 244 membres représentant et 162 pays). Ce centre de référence pour la recherche et la collecte des informations sur les investissements étrangers, qui a quitté Genève et une fois basée à Istanbul, sera en ligne avec une ville qui devient un centre financier international. La conférence G20-WAIPA sur les investissements directs à l'étranger fut organisée à Istanbul en avril 2015. Le rôle dirigeant de la Turquie dans ces organisations internationales est une contribution importante au prestige du pays avant que la Turquie ne prenne la présidence du groupe du G20 et du Business 20 en 2015. Par ailleurs, chaque année la Turquie repère et invite les futures élites pour une opération de charme. Mais ce n'est qu'une facette d'une stratégie d'influence plus globale. La formule sonne plutôt bien : le «soft power», ou la diplomatie douce utilisée pour influencer leurs partenaires en s'appuyant sur la conviction ou la séduction. Elle mise sur elle et les invite à participer à un programme d'échanges avec les futures élites turques. Ainsi, on va chercher les gens qui peuvent avoir une influence un jour par leur réussite. Les structures principales de l'IE turque sont notamment : ses 365 Chambres de commerce, ses 6 organisations patronales (dont la Confédération des hommes d'affaires et industriels turcs avec ses 35 000 hommes d'affaires et 100 000 entreprises et ses ramifications dans 130 pays), la fondation turque pour le développement technologique, les réseaux d'information (Kobinet), les think tanks. Mais en quoi l'IE a été utile pour le gouvernement turc ? Voilà ce que dit Hilmi Golar (ministre de l'Energie et des Ressources naturelles 2002-2009) : «Je suis membre fondateur du parti d'Erdogan, j'étais responsable de la recherche et le développement des projets et je me rappelle qu'on a préparé trois cents projets prêts pour être réalisés.» L'un des premiers projets en 2003 fut le projet «Turquality», qui avait pour objectif de renforcer l'image des marques turques afin qu'elles s'internationalisent et augmentent leur pénétration à l'export, car la diplomatie turque est sur tous les fronts et son bras armé est l'économie. L'avenir de nos économies et plus particulièrement de nos entreprises passe de plus en plus par la valorisation des facteurs de compétitivité. Comme c'est la valeur ajoutée qui caractérise le mieux l'activité d'une entreprise, c'est la somme des valeurs ajoutées de toutes les entreprises qui caractérise le mieux l'activité d'un pays. C'est pourquoi la Turquie accorde une priorité élevée aux politiques en faveur des PME, compte tenu de leur poids dans l'économie du pays. Elle a mis de côté les grandes entreprises turques qui tiraient auparavant l'économie du pays, et ce sont les «tigres anatoliens» qui ont pris leur place, une nouvelle galaxie entière qui prend forme. Dans son offensive, le gouvernement est poussé par les «tigres anatoliens», une classe d'entrepreneurs issus de la bourgeoise provinciale. Ils sont représentés par les hommes d'affaires et industriels indépendants (Musiad), un lobby qui réunit 2000 membres dans 10 000 entreprises. Grâce à leur petite taille, ces petites entreprises ont su s'adapter à la crise économique de 2001, contrairement aux grands groupes qui ont dû entreprendre une restructuration douloureuse. Musclées par un afflux d'investissement étrangers depuis 2005, elles ont su profiter de plusieurs opportunités pour créer leur modèle et étendre leur emprise. Ces nouvelles étoiles, ravies de trouver des débouchés à l'export, affichent une croissance solide et régulière en passant désormais du management classique à l'entrepreneuriat qui est l'un des principaux moteurs de l'économie turque. Lorsque vous vous baladez dans les rues des quartiers de Sultanahmet, de Beyoglu ou de tout autre quartier d'Istanbul, vous saisissez assez rapidement l'esprit d'entrepreneuriat qui anime les Turcs. A première vue, toute la ville a l'air commerçante. La carrière politique d'Erdogan ressemble à une authentique œuvre d'art et le boom économique de la Turquie est vraiment un chef-d'œuvre. Les progrès économiques récents en Turquie ont réussi à en faire un modèle très intéressant et une des grandes gagnantes de la mondialisation dont nous avons beaucoup à en apprendre ; jugez-en par vous mêmes : selon une étude établie en 2010 par le cabinet PWC, la Turquie fait partie des pays émergents de l'E7. L'E7 — les Bric + Mexique + Indonésie + Turquie — est constitué des pays dont le PIB total devrait dépasser avant 2020 celui du G7. Au mois de juin 2016, l'économie turque a poursuivi sa croissance pour un 26e trimestre consécutif. De 2009 à 2015, plus de 6,5 millions d'emplois ont été créés (un record mondial). Son taux de chômage est de 10,2% au mois de juin 2016, alors que celui de l'UE est de 10,1%. Malgré les crises géopolitiques dans les régions voisines et la crise dans son principal marché d'exportation (UE), la croissance économique annuelle de la Turquie a atteint 3% en 2014 et 4% en 2015. Avec un taux de croissance de 4,7% entre 2002 et 2014 et un PIB de plus de 800 milliards de dollars (de 2001 à 2015, le PIB par habitant a été multiplié par trois, et ce, malgré une augmentation importante de la population de 19,7% : passant de 64 à 76 millions durant cette période), la Turquie est la 6e puissance européenne et fait partie des 16 plus grandes puissances économiques au monde, sa dette est de 30% du PIB, un niveau qui ferait envie à presque n'importe quel pays européen. Etant 15e exportateur (112 milliards de dollars), la Turquie est le 1er pays de l'OCDE en croissance cumulée sur la période 2003-2015 et en projection de la période 2016-2017. Par exemple, sur la décennie 2002-2015, les échanges commerciaux de la Turquie avec les pays arabes du Moyen-Orient ont été multipliés par 9, passant d'un montant approchant les 4,7 à plus de 50 milliards de dollars et la part des pays arabes dans les échanges commerciaux de la Turquie est passée de 5 à 12%. L'exportation turque a tourné la page de l'année 2014 par un record en se chiffrant à 157,622 milliards de dollars suivi par 143 milliards en 2015. L'entrepreneur est un héros national, magnifié par les publicités et choyé par les politiques. Avec le code de commerce entré en vigueur en 2012, le processus de création d'une entreprise dure de 1 à 6 jours au lieu de 19 jours (contre une moyenne de 12 jours dans l'OCDE). Le nombre des documents, licences et autres autorisations administratives a été divisé par 5. La procédure d'enregistrement des entreprises a été réduite de 19 à 3 étapes. On ferait bien de s'inspirer de ce modèle de croissance, principalement de son mode de gestion de projets à très court terme et spectaculaire et de son pragmatisme. Plusieurs Etats membres de l'UE tentent actuellement d'imiter les puissances émergentes dans leur déploiement «géoéconomique» dont la Turquie avec les mérites et les limites de son modèle de croissance, et ce, pour pallier la faiblesse de la demande interne et pour stimuler la compétitivité européenne. Est-ce que l'Algérie a d'autres choix que de s'adapter à ce nouveau contexte mondial en promouvant une industrie de substitution à l'importation ? A-t-elle beaucoup de temps pour créer une économie alternative dont on parle depuis des années ? En tout cas, le pays qui a créé le slogan «Gagnant-gagnant» (une expression vague qui cache mal un expansionnisme commercial sans limites) par exemple, commence à le remplacer par le slogan qui dit : «Il ne peut y avoir deux tigres sur la même colline» et s'apprête à ravir la place de première puissance économique mondiale aux Etats-Unis. Mais, l'ambassadeur de la Turquie en Algérie a dit : «Nous sommes prêts à partager avec nos amis et frères algériens notre savoir-faire pour contribuer à la volonté de développement des autorités et peuple algériens» (voir son interview accordée au quotidien El Watan le 5 avril 2015). Un proverbe bien de chez nous dit : «La pluie commence par une goutte et la marche de mille pas commence par un seul pas». Le plus grand défi de l'Algérie est de faire le premier pas pour rendre les perspectives actuelles concernant les réformes plus encourageantes. Alors que l'Algérie est le seul pays dans le bassin méditerranéen qui n'a pas encore signé un accord de libre-échange avec la Turquie, un de nos voisins a déjà fait plusieurs pas. Il a organisé le 2e Sommet mondial et le 4e Congrès mondial de l'Association de dirigeants locaux et régionaux en octobre 2013 (plus de 3000 participants de 125 pays) comme Istanbul a organisé Habitat II, où le maire de sa capitale a été élu trésorier de cette puissante association internationale. Il a organisé aussi le 5e sommet global de l'entrepreneuriat (3000 participants) en novembre 2014 comme Istanbul l'a organisé en 2011. Il abritera la 22e Conférence des parties à la Convention-cadre sur les changements climatiques (COP22) en novembre 2016 qui représente une opportunité de développement, de création de valeur ajoutée et d'emplois. Grâce à son accord de libre-échange avec la Turquie, il jouit entre autres du cumul diagonal et donc ne paye plus de droits de douane dans le cadre de la transformation des matières premières turques à destination de l'Europe, gagnant ainsi jusqu'à 20 points de compétitivité. Ceci lui permet de consolider et de développer son rang de 6e fournisseur de textile-habillement de l'UE tout en bénéficiant de l'exonération totale de ses produits industriels à l'export. Quant aux produits industriels importés par ce pays de Turquie, les droits de douane y afférents et les taxes d'effet équivalent seront éliminés progressivement sur une période de 10 ans. En outre, afin d'avoir plus de visibilité aux opportunités qu'offrent ce voisin et la Turquie, et afin de mieux capter les meilleurs pratiques du modèle de croissance et de résilience turc, notre voisin a créé sa Chambre de commerce à Istanbul en mai 2015, lui conférant une compréhension sans équivalent de l'évolution des marchés et lui permettant de trouver des points d'entrée tant dans les grands groupes qu'au niveau des PME. Comme accomplissement de ces actions, notre voisin a annoncé en grande pompe qu'une de ses grandes villes est pionnière du développement durable en Afrique. En effet, cette ville s'éclaire en grande partie en biogaz à l'aide de ses déchets ménagers (900 tonnes par jour) depuis juin 2015. Avec ses 170 sites de production dans le secteur automobile entre autres, notre voisin est le 2e producteur de véhicules en Afrique après l'Afrique du Sud avec une part de marché de 26% contre 5% en 2003. 90% de cette production a été exportée, dont 45% vers trois pays (France, Espagne et Turquie) et le reste vers l'Egypte, l'Arabie Saoudite, le Brésil, la Roumanie, l'Argentine, l'Inde, la Colombie… et ainsi il asseoit sa position de hub régional de production industrielle. Il vise à atteindre le 19e rang mondial des assembleurs de voitures en 2017, au même titre que la Turquie, la Roumanie, le Brésil, le Mexique et l'Argentine avec des entrées de 9,25 milliards d'euros par an d'ici 2020. Ce qui lui permet d'espérer créer un total de 175 000 emplois à l'horizon 2020. Sachant qu'en 2015, ses exportations en produits automobiles sont de 5 milliards de dollars (avec une prévision de 10 milliards de dollars d'ici 2020), son secteur automobile compte plus de 152 entreprises liées à cette activité et emploie plus de 90 000 personnes actuellement. Le taux d'intégration est actuellement de 35%, avec comme prévision 65% à l'horizon 2023. Avec ce parcours exceptionnel, il s'apprête aujourd'hui à faire son entrée dans le cercle fermé des pays qui fabriquent des moteurs (31 actuellement). En 2015, pour la première fois, le secteur de l'automobile a détrôné les phosphates en devenant la principale locomotive des exportations de ce voisin, avec à la clé un chiffre d'affaires de 4,9 milliards de dollars (4 milliards en 2014 et avec une projection de 100 milliards en 2020), ce qui constitue un vrai tournant pour son économie et un grand pas dans le chemin de la diversification de celle-ci. Djamel Eddine Al Afghani, père du réformisme musulman, ne disait-il pas que «la crise enfante la puissance de la volonté». C'est-à-dire celle qui permet d'y faire face et, surtout, de la surmonter. En tout cas, on ne perd pas espoir de voir notre gouvernement mettre en place une structure dédiée à l'Intelligence économique, un concept qu'il a adopté le 20 décembre 2006.