A quatre jours de la fête de l'Aïd El Adha, malgré sa maladie et le poids de ses 82 années, il s'est présenté dans son atelier pour apprécier sa dernière fournée. Toutes chaudes, les pièces sont retirées du four. Il s'abaisse, le cœur battant, puis retient son souffle. Soudain, son doux visage s'illumine et laisse exprimer un signe approbateur. Entre les formes et les couleurs, il y a une harmonie. « Ces pièces en céramique représentent des oiseaux. Il aimait tant les oiseaux et c'était ce jour-là qu'il nous a quittés. Il s'est envolé comme un oiseau, laissant derrière lui un vide immense », a déclaré une admiratrice du céramiste. Les visiteurs avertis, qui se rendent souvent à Kouba, auront deviné qu'il s'agit de Mohamed Boumehdi, référence incontestable des céramistes algériens, découvert un certain jour de l'année 1966 par le célèbre architecte français, Fernand Pouillon. Né en 1924 à Blida, Mohamed Boumehdi a dû quitter l'école avec un certificat de comptabilité. Il s'est intégré, vers 1947, dans une usine de céramique située à Berrouaghia où de vieux maîtres lui avaient inculqué les rudiments de la céramique. « Nous nous sommes installés par la suite à Télémly. Mon père était postier le jour et céramiste la nuit. Il a réservé un petit coin de l'appartement pour se consacrer à son art », a indiqué un de ses fils. Mais en 1966, le miracle allait se produire. Le ministre du Tourisme a confié à l'architecte la conception des grands complexes hôteliers. « Mon père avait été engagé au Palais du peuple pour restaurer un panneau de céramique. M. Pouillon a admiré l'exécution et c'est ainsi qu'il a découvert l'artiste Boumehdi. Sans tarder, il le persuada de résilier ses fonctions à la poste et d'ouvrir un atelier à Kouba. Des jeunes du quartier ont été engagés dès la réception du four. Les premières pièces façonnées ont été destinées à ‘'habiller'' les murs des complexes hôteliers », a précisé le même interlocuteur. Depuis lors, entre l'architecte et le céramiste, des liens d'amitié se sont solidement tissés. Grâce à cette « complicité » hautement professionnelle, un art dérivé directement de la civilisation arabo-musulmane reprend son souffle. Présentement, l'atelier de céramique de Kouba fête ses 40 années d'existence. Le fils de l'artiste nous conduit au pas de course à l'étage supérieur réservé à la conception. D'un air affable, l'archiviste nous tend des pochoirs, une sorte de supports représentant des motifs conçus par le maître et explique la technique adoptée. « De son vivant, notre père nous répétait souvent que ces pochoirs représentent l'équivalent d'un travail qui peut s'étaler sur un siècle », confie la fille du céramiste. Au demeurant, nul ne peut ignorer que l'atelier de céramique de Kouba relève d'une gestion familiale irréprochable, qu'il est visité par des personnalités nationales et étrangères. Des touristes ainsi que d'humbles admirateurs y affluent fréquemment pour tenter de découvrir ces pièces voilées de mystère. Bien qu'il soit une propriété familiale, cet atelier recèle une richesse symbolique dépassant cette entité, car elle appartient à tout un peuple. Quiconque pénètre l'atelier, se l'approprie. Les visiteurs locaux scrutant une œuvre du maître, qu'il s'agisse d'une applique murale, d'un vase ou d'un tableau entier, ils se retrouvent et se redécouvrent. Un attachement est vite éprouvé pour les arabesques émaillées en vert, rouge, ocre, doré, bleu évoquant la grandeur d'Alger durant les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Tout leur redevient familier au point de renouer avec leur propre univers culturel. Ces moments de réminiscence sont susceptibles de leur affirmer leur propre identité culturelle. Mais le grand mérite revient au maître Mohamed Boumehdi qui a su préserver un art séculaire tout en reproduisant un monde merveilleux caché sous des apparences.