« Il n'y a d'histoire digne d'attention que celle des peuples libres. L'histoire des peuples soumis au despotisme n'est qu'un recueil d'anecdotes. » Chamfort Lorsqu'on lui demande s'il a des comptes à régler avec son passé ou avec l'histoire, il répond avec sa modestie légendaire d'une voix calme qu'il n'a de problème avec quiconque, précisant toutefois que si l'Algérie a amorcé dès l'indépendance un mauvais virage, cela est dû « à la session du Congrès de Tripoli, levée de façon anarchique et suspendue jusqu'à l'heure actuelle. Les dissensions qui alimentent sans cesse la vie politique algérienne datent de cette époque et peut-être même avant », ajoute l'homme qui se considère toujours comme un opposant invétéré. Avec ses commentaires lestes, sans gestes enflammés ou sans écart, il raconte son incomparable expérience, en mettant un peu de désordre dans un monde que certains ont formaté à leur manière. C'est à El Ommaria qu'il vit le jour en 1933, le petit village des origines, dans l'arrière pays médéen où les parents viennent fructifier les champs des autres. Ali, le père, un illettré, était un agriculteur sans terre qui trimait pour gagner sa vie. « Il était pieux et se souciait de l'éducation de ses enfants. » Des souvenirs émus et drôles jaillissent. « Un jour, l'administration avait décidé de construire une école près de la mosquée. Le comité du village pensant que c'était là une provocation, pour contrecarrer la langue arabe et la religion, n'a pas trouvé mieux que de rejeter cette proposition. On nous a même incités, nous les gosses, à jeter des caillasses sur le jeune instituteur qui s'obstina malgré tout. Il s'avéra être un brave homme et un des premiers chahid de la région à tomber au champ d'honneur », se souvient Lakhdar qui en dépit des circonstances, parfois défavorables, poussa ses études jusqu'à l'âge de 15 ans, avant de rallier Larbaâ puis Meftah. Son éveil à la conscience nationale se fit presque par hasard, à un moment où les jeunes de son âge aimaient plutôt faire la bringue. Lui, choisit plutôt l'enseignement austère de la zaouia. « Lorsque Larbi Tebessi est venu en 1952 à Larbaâ pour inaugurer la grande mosquée de la ville, les organisateurs, à leur tête le valeureux Tayeb Djoughlali Ali, avaient suscité une manifestation pour dénoncer Ouled El Bey. On avait même mis à mal le caïd, suite à quoi la zaouia qui nous accueillait fut brûlée. J'étais contraint de retourner dans mon village, alors que mes amis, notamment les Tahraoui, n'avaient d'autre choix que de gagner Tunis à pied pour poursuivre leurs études à la Zitouna. » Un baroudeur En 1954, lorsque la guerre a éclaté, j'étais au service militaire, incorporé dans le régiment des sapeurs alpins de Briançon, dans les Hautes Alpes. On ne tarda pas à nous transférer à Safi, près de Marrakech où l'on est resté presque une année avant de nous fixer près de la frontière tunisienne. Là, l'idée de nous évader a germé dans nos esprits et un certain Derradji de Souk Ahras, notre premier contact, s'est chargé de concrétiser cet objectif. Il nous a fait sortir Cherif Rabia de Bougara, Bouabdelli de Cherchell et moi-même. Il nous a emmenés à Bouhadjar, chez un nommé Rabah qui nous a directement mis entre les mains des gendarmes qui sont venus nous cueillir. Il s'est avéré que c'était un traître. Passant sur toutes les péripéties qui ont jalonné son parcours militaire qui s'achèvera à Azzaba en 1955, Lakhdar fera ressortir la date marquante de mars 1956 où il retrouva tous ses anciens amis au maquis sous la conduite de Tayeb Djoughlali. En mai 1956, première rencontre avec les chefs historiques à Hammam Melouane puis dans un hameau, au plus profond des massifs montagneux de Larbaâ. Abane, Krim, Ben M'hidi, Bouchaoui, Amara Rachid… « Ce fut presque un précongrès de la Soummam », se souvient-il. Puis ordre fut donné de marquer les dates symboliques du 5 juillet et du 14 du même mois par des actions spectaculaires contre l'ennemi sur le trajet de l'Ouest où son groupe fut muté. Ce qui fut fait, sauf que dans les vastes massifs de l'Ouarsenis il n'y avait rien à brûler. « Alors les villageois se sont concertés pour mettre à feu le poste de garde du chef forestier qu'ils haïssaient parce qu'il représentait l'administration coloniale. » En 1956, en septembre, Lakhdar rencontre, à Alger, Bougara, Melah, Si Salah de retour du congrès. Lakhdar est déjà commandant de la Katiba Zoubiria. Un opposant acharné Puis, les événements s'accélèrent. En mai 1959, il est chef de région puis lieutenant de zone après la mort de Si M'hamed ensuitecommandant militaire de la Wilaya IV. A l'indépendance, il est député de l'assemblée constituante puis député élu et membre du comité central du FLN, issu du premier congrès. Son tempérament et surtout sa quête de liberté l'amènent à jouer un rôle important dans la crise surgie entre l'état-major et le gouvernement provisoire. « On savait qu'il y avait de profondes divergences à Tripoli, mais l'indépendance, croyait-on, allait mettre fin à ce conflit. Or la crise, au contraire, s'exacerba. Notre attitude était claire. Ne pas opter pour une partie contre l'autre. On a compris finalement que ce n'était pas pour des idéaux qu'ils se disputaient, mais pour la prise du pouvoir… » « On a joué les médiateurs entre le groupe de Tlemcen, mené par Ben Bella et celui dirigé par Krim et Boudiaf. Mokeddem, un ancien condamné à mort en 1948, a tenté vainement de rapprocher les points de vue. Le ressort était cassé et il n'était pas possible de faire de la résistance, au risque de perdre des milliers de vies humaines. On a accepté, la mort dans l'âme, le fait accompli. » C'est sans doute tous ces événements qui l'ont marqué, qui ont encore affiné ses convictions d'homme rebelle et rétif à tout embrigadement. A l'assemblée nationale, l'arrestation de Ferhat Abbas fut ressentie comme un affront par les députés opposants qui ont vu là une atteinte flagrante aux libertés. Le despotisme se profilait déjà… et Lakhdar et ses amis voyaient venir la bête immonde. « Alors on a décidé de créer un parti, le FFS en l'occurrence. Il nous fallait un leader, et on a jeté notre dévolu sur Aït Ahmed qui incarnait parfaitement la neutralité. Il n'avait pas de clan. Il n'était ni avec Tlemcen ni avec Tizi Ouzou et puis ses positions à l'assemblée et ses qualités d'orateur nous avaient subjugués. » « On est donc partis chez lui à Michelet. Méfiant, il n'a pas voulu nous recevoir à son domicile, mais dans un café. Lorsqu'il a pris connaissance des membres fondateurs, dont Krim Belkacem, il a tout de suite refusé. » Krim avait compris et s'est subtilement retiré. Il partit en France où la presse française le présenta comme l'un des grands dirigeants de la Révolution, ce qui n'a pas plu à Ben Bella qui, lors d'un discours à la place des Martyrs, s'empressa indirectement de fustiger Krim. « Lorsque la presse occidentale, notamment française, me tisse des lauriers. C'est que j'ai vendu le pays », lança-t-il à l'adresse d'une assistance surchauffée. Pourquoi le FFS à l'époque n'avait pas fait long feu ? « On a fait une opposition mais sans projet de société, on était beaucoup plus braqués contre la dictature et la prise de pouvoir par les armes », tranche-t-il. D'aucuns ont pensé que la crise avec le Maroc en 1963 allait faire taire les dissensions et provoquer une union sacrée. C'était ce que tout le monde espérait, relève Lakhdar, mais les faits têtus allaient démentir cette vision. « On s'est réunis avec Aït Ahmed et on a pris contact avec Ben Bella à la villa Joly. Je me souviens que le président grippé a eu du mal à nous recevoir. ‘'Je n'ai jamais pensé que tu allais me faire de l'opposition'', avança Ben Bella à Aït Ahmed qui lui rétorqua : ‘'Moi aussi je ne me suis jamais imaginé que tu allais emprisonner Boudiaf''. » Trois conditions furent émises pour mettre fin à l'opposition. Libération de tous les détenus politiques, création d'une commission préparatoire du congrès, un état-major composé d'un membre de chaque wilaya historique. Ils ont assassiné la révolution Ben Bella accepta ces conditions et promit de faire une déclaration officielle à la télévision. Ce qu'il ne fit jamais. Bien après, lorsque Ben Bella fut déposé, Lakhdar accusa le coup mais n'accepta jamais ce coup d'Etat. Il participa en aidant Zbiri dans sa vaine tentative de renverser Boumediène le 14 décembre 1967. Lakhdar partit en France où il rencontra Krim. Mal lui en prit. Il commente avec dérision. Il fut condamné à 10 ans « pour avoir pris le café avec Krim à Paris et 20 ans pour avoir fait évader Zbiri. » Il passa 7 ans et demi entre Lambèse, Oran, Tizi Ouzou et El Harrach. Sa sortie de prison en 1975 le fit découvrir une autre Algérie. La Révolution, s'est-il interrogé, n'a-t-elle pas été faite pour extirper le peuple du joug colonial et lui offrir de meilleures conditions de vie ? Il partit dans les Aurès à Ouled Moussa, petit village perché dans la montagne où Benboulaïd tint sa première réunion, avant le 1er Novembre. Ce village du bout du monde, plongé dans la misère et la désolation, semblait vivre à mille lieues de la civilisation. Il est parti à Chlef où il fut consterné par l'image d'une usine de ciment surgie de nulle part, plantée sur des hectares de vergers. Il resta sans voix lorsque la cimenterie qu'il connut sur les hauteurs de Meftah fut transplantée en plein champ de pommiers, sans compter les autres régions visitées, tout aussi désolées… Alors il se mit à collecter toutes ces informations pour les traduire dans un écrit sous forme de livre intitulé Témoin de l'assassinat de la Révolution (1990). Aujourd'hui Lakhdar est détaché de la politique, bien qu'il garde un œil vigilant sur la scène nationale où, sans faire le procès de quiconque, il estime qu'il reste beaucoup à faire. « Tenez par exemple, on parle beaucoup, ces derniers temps, de la corruption : il es vrai que c'est un fléau qu'il faut combattre avec la plus grande fermeté, mais attention de tomber dans les travers dangereux », prévient-il. Lorsqu'on évoque le FFS, son parti et ce qu'il est advenu, il hoche la tête pour dire tout simplement que ce parti est rentré dans les rangs. « Un groupe politique qui ne se pose pas comme alternative et qui ne constitue pas un contre-pouvoir est voué à l'échec », résume-t-il. Une manière peut-être de dire que l'opposition n'est plus ce qu'elle était, coincée, il est vrai, dans les mailles d'un verrouillage sans précédent… Parcours Bouregaâ Lakhdar, membre du CNRA (1962), né le 15 mars 1933 à El Ommaria (Médéa) commandant Si Lakhdar, nom de guerre, rejoint la Révolution en 1956 à la Wilaya IV. Celle-ci s'étendait sur le centre du pays, de l'ouest de la Kabylie à la région d'Orléansville et d'Alger au Sahara. C'était la wilaya la plus riche du pays et, de ce fait, elle en était le centre économique : l'essentiel de l'industrie se trouvait à Alger et dans ses environs, les plaines fertiles de la Mitidja et du Chélif nourrissaient l'Algérie et exportaient des céréales vers l'Europe. Alger était aussi la base du pouvoir militaire et politique français où siégeaient la Xe Région militaire, le gouvernement général de l'Algérie, l'assemblée algérienne, les principales fortunes et les grands lobbies du système colonial. Commandant de la Katiba Zoubeïria Député de la première assemblée nationale, il s'oppose à l'armée des frontières. Il a été le fondateur du FFS (1963). Il a ensuite été emprisonné de 1967 à 1975 (accusé de complot après le coup d'Etat avorté de Tahar Zbiri du 14 décembre 1967). Quelques années après sa sortie de prison, il a écrit un livre en 1990 intitulé Témoin de l'assassinat de la Révolution qu'il compte enrichir très prochainement dans une nouvelle édition.