Tout d'abord, je voudrais relever qu'il est appréciable que le thème de la corruption, qui était tabou il n'y a pas très longtemps, devienne aujourd'hui objet de débat public. Cependant, ce n'est qu'une première étape, car le fait que la corruption soit dénoncée par la presse et une partie de la classe politique ne permet pas de déduire que la lutte contre ce fléau est désormais engagée et ne signifie pas non plus que le phénomène soit en voie d'être correctement documenté. Cela peut, par contre, créer l'illusion que quelque chose est en train de changer positivement, alors que la réalité ne révèle aucun signe d'une attitude nouvelle par rapport à la corruption. Plus que tout autre phénomène, la corruption peut être considérée comme un « fait social total » (Durkheim, Mauss), dans la mesure où elle renvoie à la fois à l'économique, au politique, au juridique, au social... Son analyse nécessiterait donc une approche pluridisciplinaire. Dans cette présentation, je privilégierai l'approche économique, en essayant de tenir compte dans la mesure du possible des autres aspects, mais sans prétendre viser à restituer la totalité du phénomène. Je tiens enfin à préciser que je ne suis pas spécialiste de cette question — qui est devenue très technique — et que je m'y suis intéressée à l'occasion de travaux de recherche sur les réformes économiques et le changement institutionnel(1). On attend généralement d'une analyse de la corruption qu'elle débouche sur des solutions pour lutter contre ce fléau. Pourtant, avant d'arriver aux méthodes de prévention et de répression de la corruption, il faut d'abord savoir de quoi on parle exactement. En effet, la perception que l'on a de ce phénomène donne souvent l'impression qu'il est évident — qu'il « crève les yeux » selon la formule d'un intervenant au débat — et qu'il suffirait donc d'en dénoncer et de punir les responsables pour s'en débarrasser. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Nous verrons que déjà la définition de la corruption pose problème, que ce n'est pas un phénomène facile à cerner, qu'elle se manifeste sous des formes multiples qui renvoient chaque fois à des analyses particulières : petite et grande corruptions ; corruption dans les transactions internationales, dans le domaine de l'éducation, de la santé, du fisc, etc. Dans cette communication, je me limiterai à un examen des manières de définir, d'analyser et d'évaluer la corruption. Mais à ce stade, je ne prétends ni fournir une analyse exhaustive encore moins de faire des recommandations précises en matière de lutte contre ce fléau. Pour cela, il faudrait procéder au préalable à une étude approfondie des mécanismes par lesquels passe la corruption, dont beaucoup sont spécifiques à chaque système institutionnel, ce qui ne pourrait se faire sans la contribution de spécialistes des différents secteurs de l'administration et de l'Etat (douanes, fisc, marchés publics, entreprises publiques, mais également éducation, santé, justice, etc.) connaissant bien les rouages institutionnels et capables d'en identifier les failles. Une telle étude ne pourrait être sérieusement menée sans la contribution des autorités, pour fournir les données et les autorisations nécessaires pour enquêter. Cela signifie que sans une volonté politique et sans sa traduction en actes en matière de transparence et de contrôle, sans un programme mis en place avec la collaboration et l'engagement des autorités dans la durée, on ne peut considérer que la lutte contre la corruption soit véritablement amorcée. Cela sans même aborder les autres conditions ayant trait aux mécanismes de contrôle démocratique, à l'existence de contre-pouvoirs indépendants, à l'indépendance de la justice... Pour autant, en l'absence de cette volonté et de ces conditions politiques, sommes-nous condamnés à l'inaction et au fatalisme ? Essayer de clarifier les enjeux de la lutte contre la corruption et les significations qu'elle revêt peut déjà nous faire avancer dans la compréhension du phénomène et nous aider à dissiper un peu de l'opacité qui l'entoure et le nourrit. Aujourd'hui, dans un contexte où plusieurs « affaires » secouent les médias et la classe politique, ce ne sont probablement pas les meilleures conditions pour débattre sereinement et avec suffisamment de recul d'un sujet aussi sensible. Mais puisque l'opportunité nous est donnée dans ce forum, il faut la saisir, l'un des défis étant précisément de contribuer à créer ces conditions. 2. Définitions et analyses de la corruption On peut se demander pourquoi l'économie, cette discipline qui, à ses débuts, a expulsé la morale hors de son champ, s'intéresse à la corruption. En effet, l'analyse de la corruption semble introduire une dimension morale dans l'économie, l'idée que, contrairement à l'adage selon lequel « L'argent n'a ni odeur ni couleur », il y aurait bien un « argent propre » et un « argent sale ». Nous verrons que, en fait, l'économie ne s'intéresse nullement à la corruption au nom de la morale. C'est seulement dans la mesure où celle-ci intervient dans le comportement des individus que la morale est prise en compte dans l'analyse de la corruption. Au-delà des formes multiples que prend la corruption, qu'est-ce qui la caractérise, la distingue d'autres phénomènes avec lesquels on pourrait la confondre ? Par exemple, il y a une différence entre corruption, d'une part, et mauvaise gestion, gaspillage, gabegie, d'autre part, même si leurs conséquences convergent : la corruption suppose une rationalité à la fois du corrupteur et du corrompu par rapport à l'objectif de chacun de réaliser un gain sur la base d'une transgression des règles communes. Il y a ici l'idée d'une malhonnêteté des agents corrompus. Tandis que mauvaise gestion, gaspillage, gabegie sont la conséquence de comportement ou de règles économiquement irrationnels, pouvant s'expliquer par l'incompétence des agents (y compris de ceux qui élaborent les règles) ou par le fait qu'ils répondent à une rationalité autre qu'économique (ou les deux à la fois). Dans ce cas, la bonne foi et l'honnêteté des agents ne sont pas mises en cause. Prenons la définition de la corruption comme « abus de positions publiques à des fins d'enrichissement personnel » (Kaufmann). La notion de position publique est assez large pour englober non seulement les agents de l'Etat, de l'administration ou de toute autre institution publique (fonctionnaire, employé d'une entreprise publique, élu, etc.) mais également toute fonction ou profession qui confère à un individu une responsabilité ou un pouvoir public. Est corrompu celui qui profite de cette fonction pour s'enrichir au-delà de sa rémunération légitime. Son partenaire dans la transaction corrompue (appelé parfois corrupteur) profite aussi indirectement de cette position. Cependant, si chacun réalise un gain sur la base d'une action illégale ou contraire à la morale et au civisme, le corrompu est celui qui abuse du bien public dont il a la charge, c'est d'abord sa responsabilité qui est en cause. Kaufmann distingue aussi entre la petite et la grande corruptions, la première concernant les relations entre citoyens et administration et la seconde celles entre entreprises (ou, de manière plus générale, réseaux, groupes d'intérêt) et l'Etat. La première serait surtout répandue dans les pays en développement et liée à la pauvreté et à une mauvaise répartition des richesses et des revenus, tandis que la seconde, qui se manifeste tant dans les pays développés que les pays en développement, traverse les frontières. Il est clair que ces deux formes de corruption sont de nature différente, la seconde mettant en jeu des groupes d'intérêt puissants, des lobbies capables d'exercer sur l'administration et l'Etat une pression et un pouvoir qui n'ont rien de comparable avec l'action de simples citoyens. Cependant, la généralisation et la banalisation de la première peut avoir des conséquences très graves, et miner tout le corps social (ce qui renvoie d'ailleurs au sens premier aristotélicien du mot corruption), saper la confiance dans les institutions et leur crédibilité. On aimerait maintenant pouvoir aller plus loin vers une définition précise de la corruption qui nous permettrait d'en identifier les causes et les remèdes et aussi d'aboutir à son évaluation. C'est là que les choses se compliquent. Même en se limitant à l'approche économique, les divers courants et écoles de pensée n'en donnent pas une définition unique, et sous le même vocable, sont souvent désignés des phénomènes et des pratiques différents. Ce thème est d'ailleurs un bon révélateur des grandes controverses qui traversent les sciences économiques et sociales. Cependant, à quelques exceptions près(2), tous semblent s'entendre sur le caractère négatif de la corruption et la nécessité de la combattre. Deux tendances opposées dessinent toutefois un prisme dans lequel se déclinent différentes théories de la corruption : d'un côté, une vision que l'on pourrait qualifier de libérale ou utilitariste, de l'autre, une approche qui tend vers une posture anti-capitaliste. La présentation qui suit de ces deux courants a pour but d'en brosser les traits saillants. Si elle est par endroits très simplifiée, elle vise cependant à éviter les caricatures qui sont malheureusement trop répandues (diabolisation ou au contraire transformation en dogme de l'approche libérale ou de l'approche anti-capitaliste). Ces deux façons d'analyser la corruption ont des fondements philosophiques et culturels différents. Si, dans leur dimension prescriptive, les deux incluent la sanction et la punition, elles y parviennent par des voies différentes et ne les conçoivent pas de la même manière. 3. Analyse libérale de la corruption L'économie néo-classique analyse la corruption au niveau des comportements individuels en termes de recherche de rente (rent seeking). L'existence de rentes est liée à des distorsions de marché. C'est d'abord l'Etat qui, en maintenant des monopoles artificiels, crée des opportunités de rentes. La corruption n'est alors que l'une des modalités d'affectation de ces rentes. Lutter contre la corruption revient donc à supprimer ces monopoles. Cependant, même dans une économie de marché, des opportunités de rente (donc de corruption) subsistent, ne serait-ce que du fait que certains monopoles dits « naturels » ne peuvent être supprimés mais aussi parce que le marché, pour fonctionner, suppose l'existence et le respect des règles. Il est donc possible que des individus ne respectent pas les règles du jeu et, tant qu'ils ne sont pas démasqués et sanctionnés, cela leur permet d'accéder à des rentes (comportement décrit par la théorie des jeux comme celui du passager clandestin). La corruption comme recherche de rente est un facteur d'inefficience économique, elle participe d'une mauvaise allocation des ressources (ou affectation des revenus), génère des inégalités, de la pauvreté. Dans ce sens, les distorsions de marché sont considérées comme à la fois cause et conséquence de la corruption. Cela peut être vu sous différents angles Dans cette optique, une bonne répartition des ressources et des revenus est à la fois efficace, juste et légitime, les trois dimensions convergeant vers plus de bien-être individuel et collectif. Cette image peut paraître naïve et angélique, mais il ne s'agit ici que d'une présentation très simplifiée. De fait, cette vision inspire des travaux souvent réalistes et pragmatiques qui apportent des éléments de connaissance précis et bien documentés sur le phénomène de la corruption. Toujours dans le cadre du paradigme libéral, mais étendu au domaine politique (gouvernance), on considère que la corruption détruit la confiance, génère de l'instabilité, ce qui détériore le climat des affaires. Mais surtout, elle sape les conditions du marché lui-même, et en premier lieu le principe de libre concurrence. En effet, si certains agents bénéficient de privilèges, d'un accès discrétionnaire au bien public et de l'impunité face à la loi, c'est tout le jeu de la concurrence qui est faussé. L'approche libérale est basée sur une distinction entre légitimité et illégitimité d'un gain ou d'un revenu. La légitimité est sanctionnée par des droits de propriété. Ceux-ci doivent être clairement et solidement établis. Une des solutions préconisées pour combattre la corruption est d'ailleurs de renforcer les droits de propriété(3). Mais il y a une autre raison de lutter contre la corruption, qui renvoie cette fois au calcul économique : pour pouvoir mettre en œuvre le calcul rationnel, et surtout pour pouvoir avoir une certaine maîtrise sur le futur, condition de la prise de risque pour l'investisseur, il faut des conditions de transparence, de disponibilité et de fiabilité de l'information économique. Or la corruption fausse cette information. Ainsi, au fur et à mesure que s'étend l'espace du marché, à l'échelle nationale et internationale, sont mis en place des organismes qui visent à créer les conditions du calcul économique. De ce point de vue, ce n'est pas seulement l'existence de la corruption qui pose problème, mais également son caractère imprévisible, non calculable. On cherchera donc à la maîtriser par la mesure, à la prévoir et à l'intégrer au calcul économique. Ainsi, les solutions libérales à la corruption convergent vers plus de marché. On reconnaît cependant qu'il y aura toujours une intervention minimale de l'Etat pour faire respecter la loi, réduire les inégalités, protéger l'environnement, prendre en charge les travaux d'utilité publique. Dès lors, à côté du marché, considéré comme auto-régulateur, d'autres mécanismes (le droit, la gouvernance) sont nécessaires. Les moyens de lutte contre la corruption seront donc faits à la fois d'incitations et de sanctions. Il s'agit de mesures visant à rendre la corruption coûteuse pour celui qui y a recours, dans une approche en termes de coût-avantage ou de coût d'opportunité : soit en remplaçant les gains illégitimes procurés par la corruption par des gains légitimes (par exemple en augmentant les traitements des fonctionnaires, ou en supprimant des règles bureaucratiques qui, pour être contournées, donnent lieu à des transactions corrompues) ; ou en mettant en place des sanctions qui annulent, voire dépassent le gain de la corruption. De ce point de vue, la mauvaise réputation provoquée par la dénonciation publique du corrompu peut constituer un coût pour celui-ci, tandis qu'une bonne réputation peut être génératrice de gains (les calomnies tout comme l'impunité perturbent ce mécanisme). A la base de ces dispositifs, prime une conception utilitariste de l'individu (ou homo oeconomicus) considéré comme mu par la recherche d'un intérêt qu'il est toujours capable d'exprimer en termes de gain calculable, répondant à des incitations à la manière d'un robot, d'un automate...Ces mesures vont dans le sens de renforcer le privé dans l'économie et dans la société (responsabilité et prise de risque individuelles) et, en réduisant et en rationalisant le rôle de l'Etat, de supprimer les opportunités de rentes : privatisations, simplification des règles de manière à en augmenter la transparence, rationalisation du droit ainsi que du fonctionnement de l'administration, réduction de budget de l'Etat tant du côté des ressources (alléger la pression fiscale) que des dépenses (supprimer des opportunités de corruption), etc. (A suivre) L'auteur est : Chercheur au CNRS CEPN-Université Paris Nord Communication à la table ronde « Corruption, autopsie d'un fléau » Forum les Débats d'El Watan Alger, 14 décembre 2006 Notes de renvoi : (1)- Voir Talahite F., « La corruption dopée par l'ajustement », revue Mouvements n°1, 1998 et « Economie administrée, corruption et engrenage de la violence en Algérie », revue Tiers-Monde n°161, t.XLI, janvier-mars 2000. (2)- Par exemple la corruption comme huile dans les rouages de l'économie. (3)- Pour Hernando de Soto, la pauvreté dans les pays du tiers-monde est due à l'inadaptation du système juridique de la propriété. Tel homme possédera, par exemple, une maison, mais faute d'un titre de propriété officiel, il ne pourra s'en servir pour emprunter et créer une entreprise. L'auteur préconise d'imiter ce qu'ont fait les pays occidentaux au cours des siècles passés, notamment les Etats-Unis qui, en régularisant la situation de millions de pionniers, ont su se transformer en une économie moderne. Le mystère du capital. Pourquoi le capitalisme triomphe en Occident et échoue partout ailleurs, Paris, Flammarion 2005.