Un ami qui emménageait dans un appartement neuf s'est aperçu qu'aucun mur n'était droit. Armé d'un niveau et d'une équerre, il s'est entêté à chercher un angle droit dans sa nouvelle demeure. Il le cherche toujours, au point d'en avoir fait une véritable obsession. Ainsi, dès qu'il rencontre un maçon à l'ouvrage, il n'hésite pas à lui demander s'il utilise un fil à plomb. Il s'est rendu compte ainsi que cet outil d'une simplicité quasi enfantine — nos ancêtres le fabriquaient avec une pierre ou un vieux fer à cheval — n'était plus de mise, au nom du fameux adage « aïnek misaneq » qui stipule que l'œil est le meilleur instrument de mesure. C'est en Mésopotamie que l'on a inventé le fil à plomb. Et c'était il y a plus de 6000 ans ! Rien d'étonnant à cela au regard des lignes parfaites des restes babyloniens, des monuments pharaoniques ou, plus loin, des vestiges aztèques ou mayas. Quel peut être le lien entre un simple fil lesté et les merveilles architecturales précitées comme d'ailleurs la moindre bâtisse en construction ? Evidemment, celui de la fiabilité de son exécution. Et s'il y a évidence, c'est que la question ne mérite pas d'être posée. En revanche, il y a un intérêt dramatique à se demander comment un savoir-faire, jusque-là maîtrisé dans le village le plus reculé d'Algérie, a pu se perdre de la sorte ? On comprend mieux dès lors ce qui avait poussé Ahmed Azzegah à publier à l'indépendance son recueil de poèmes A chacun son métier, titre aux accents prémonitoires. Notre penchant pour l'approximation a produit des ravages et ses manifestations sont un indice patent d'acculturation. Mais, de même que le meilleur architecte, privé de bons ouvriers, ne peut produire de bel édifice, un metteur en scène ne peut se passer de machiniste, preneur de son, accessoiriste, éclairagiste, costumier, maquilleur, etc. L'écrivain, réputé solitaire, n'échappe pas non plus à cette nécessité. Pour que ses lignes soient lues, il lui faut l'entremise de maquettistes, offsettistes, relieurs… A de rares exceptions, tous ces métiers d'accompagnement à la création ont connu une terrible déperdition, alors même que la plupart d'entre eux s'acquièrent in situ. La faiblesse de la production culturelle, les décès, les départs en retraite et la recherche de meilleurs revenus ont eu souvent raison de leurs pionniers sans qu'ils puissent assurer un véritable passage du témoin. Or, rien de vraiment grand ne peut naître sans le recours à ceux que l'on croit petits. Un film, une pièce, un spectacle, une édition… une nation même. C'est aussi une question culturelle.